La représentation de la lettre dans la correspondance de L.-F. Céline : le rôle de la lettre dans l’économie de l’intrigue

La représentation de la lettre dans la correspondance de L.-F. Céline :
le rôle de la lettre dans l’économie de l’intrigue

Dans le cadre de nos recherches portant sur les liens qui unissent la correspondance de L.-F. Céline à son œuvre [1], nous nous sommes interrogée sur la place qu’occupait la lettre au sein de la totalité de la création littéraire célinienne, sur l’image qui en était proposée, le rôle qui lui était attribué, tant dans l’économie de l’intrigue que dans l’imaginaire de l’écrivain. Indiquons en premier lieu que la lettre est souvent évoquée dans l’œuvre (plus de cent cinquante occurrences relevées), et peut se définir comme un « thème » récurrent. Elle s’insère au sein des textes au moyen de procédés très diversifiés : d’un extrême à l’autre, elle peut faire l’objet d’une simple mention de la part du narrateur ou d’un personnage, être partiellement rapportée (avec toute la diversité qu’offre le discours en la matière), ou se voir entièrement citée (la plus célèbre étant la lettre pastiche de Montaigne dans Voyage au bout de la nuit [2]. Entre ces deux pôles, le degré d’exactitude avec lequel son contenu sémantique est livré au lecteur est donc assez variable. La plupart des types de correspondances, telles qu’elles sont définies par la tradition, sont représentés. Les lettres traversent enfin la quasi-totalité de l’œuvre, même si elles s’y répartissent inégalement. Ce sont Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit qui en concentrent le plus grand nombre (vingt-deux et quarante-six respectivement). Dans le cadre du présent article, nous nous pencherons prioritairement sur le rôle que joue la lettre dans l’économie de l’intrigue. Cependant, pour prendre toute la mesure des enjeux de la correspondance dans la narration célinienne, il convient préalablement d’insister sur plusieurs aspects.

Précisons en premier lieu qu’à de rares exceptions près, correspondre ne permet guère chez Céline de dialoguer. La volonté d’entrer en relation et en communication avec cet Autre qu’est le destinataire se solde presque toujours par un échec, soit que la lettre n’obtienne pas de réponse [3], ne contienne pas l’information attendue [4], ou interdise le dialogue parce qu’elle est sans rapport avec ce que vit le récepteur [5], soit que le narrateur se refuse à écrire [6], à répondre aux lettres qu’il reçoit [7], voire à les lire [8].

Par ailleurs la lettre est souvent un objet qui reflète et incarne certains aspects de l’imaginaire et de la pensée de Céline. Elle se doit notamment d’être rapprochée de trois prises de position récurrentes dans l’œuvre, dont elle propose une incarnation illustrative, voire symbolique. Tout d’abord, toutes les méfiances qui pèsent chez Céline sur le langage et sur certaines formes de discours [9] sont aussi prises en charge par la lettre. Cette dernière permet de véhiculer un certain nombre de modalités discursives reniées par Céline (la langue académique, la tradition du beau langage [10] notamment), dont elle pérennise toutes les composantes stylistiques. Au même titre que la parole orale, la lettre peut être vectrice de mensonges [11], ou, dans le meilleur des cas, se révéler incapable de rendre compte du réel (c’est avec récurrence que les termes de « sottise », « bêtise » et « connerie » viennent définir le contenu sémantique des lettres [12]). Enfin, en opposition à une langue capable de reproduire « l’émotion » de l’oral (notion constitutive de la poétique célinienne), la lettre, soumise à des règles et à un protocole, enferme le discours dans un code écrit.

Dans un deuxième temps, nous avons été frappée par la fréquence avec laquelle la lettre était associée à des références sexuelles, souvent à connotation obscène [13]. C’est qu’elle est l’un des lieux où s’expriment les sentiments, où se déploie le sentimentalisme, comme en témoigne l’importance de la lettre d’amour dans la typologie épistolaire. Or nous savons quelle est l’image profondément négative qui pèse dans l’imaginaire célinien sur tout discours entaché de sentimentalité [14] (non sans de nombreux paradoxes d’ailleurs, comme nous avons tenté de le démontrer [15]). Nous connaissons aussi la pudeur de Céline et sa réticence à révéler ou à évoquer tout ce qui a trait à l’intime. En ce sens, la lettre, qui reçoit et sollicite la confidence et le secret, est perçue comme le lieu de l’impudeur, du dévoilement indiscret, répugnant ou obscène [16].

Enfin, nous verrons tout au long de notre étude que la lettre reflète la violence des hommes. L’extrême abondance dans la totalité de l’œuvre des lettres de menaces, d’injures et de dénonciation démontre que la correspondance entre au service de pulsions violentes, depuis le goût pour la calomnie et la manipulation, jusqu’au désir de meurtre.

Par rapport à sa correspondance réelle, l’écrivain a clairement opté pour un noircissement systématique du geste épistolaire, tel qu’il l’a lui-même pratiqué, ce qui correspond à une tendance récurrente chez Céline lorsqu’il transpose dans son œuvre des aspects de sa propre existence. Une sentence extraite de Féerie pour une autre fois résume assez bien notre propos, dans la mesure où Céline y réunit trois termes définissant les différents statuts de la lettre (comme réceptacle du mensonge, de l’interdit et de la violence), tels que nous venons de les définir :

« J’ai jamais pu ouvrir mes lettres […] les nouvelles des hommes puent toujours la feintise, la loucherie, le crime… »(p. 160)

C’est donc à la lumière de ces différents constats que nous nous pencherons à présent exclusivement sur le rôle de la lettre dans l’économie de l’intrigue au sein des romans de Céline.

D’une œuvre à une autre le rôle joué par la lettre dans l’économie de l’intrigue est relativement constant. Cette dernière vient en effet presque systématiquement annoncer ou générer les ennuis désastreux qui s’abattent sur les personnages. De ce fait, elle participe fondamentalement de l’imaginaire et de la mécanique de la catastrophe [17] qui traversent tous les romans de Céline. Ce rôle est perceptible à plusieurs niveaux : dans la menace dont sont porteuses la quasi-totalité des lettres, dans le traitement réservé aux personnages du facteur et de la concierge, enfin dans la démesure qui frappe la plupart des correspondances évoquées. Dans toutes les citations que nous proposons, nous pouvons d’ores et déjà attirer l’attention sur la présence récurrente de vocables exprimant la peur, la menace et la catastrophe naturelle.

Annoncer et déclencher la catastrophe

À un premier niveau, toutes les lettres de menaces et de dénonciation sont, dans leur définition même, annonciatrices de désastres, puisqu’elles prévoient la mort, ou, dans le meilleur des cas, la souffrance du destinataire. Ce sont de « cercueils » et de « faire-part » dont il est fait mention dans Féerie pour une autre fois :

« y a plus d’une semaine que je dors plus… plus du tout… du surmenage… des bourdonnements… et puis aussi un peu de la trouille… des ‘faire-part’… de trop de ‘cercueils’ ! » (p. 289)

De façon moins radicale, la lettre de « mauvaise nouvelle » est pareillement menaçante. Dans l’exemple qui suit, c’est à la « foudre » qu’elle se trouve associée. Rappelons à cet égard que Neuneuil, qui fait figure de « dénonciateur professionnel » dans D’un château l’autre, est qualifié de « fléau » (« que c’était un fléau un mec pareil », p. 203) :

dans Rigodon : « rien ne devient plus cafardeux que les plages soi-disant de joie, chalets, casino, sitôt que les télégrammes affluent, les mauvaises nouvelles et la foudre… » (p. 748)

Les missives qui annoncent la mort d’un individu – lettres de mauvaise nouvelle par excellence – sont d’ailleurs largement représentées dans l’œuvre (les lettres qui informent de la mort de Varenne puis de Gaige dans l’Eglise, celle de Mme Divonne dans Mort à crédit, les lettres que doit écrire Ferdinand pour annoncer la mort de Mme Bérenge dans ce même roman). Dans l’épisode du Front de Voyage au bout de la nuit la lettre s’associe doublement à la mort : elle donne l’ordre de poursuivre la boucherie et met en péril le malheureux agent de liaison :

« ‘Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie !’ Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes […] dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. » (p. 14)

Nous constaterons enfin que ce sont les constats de décès qui sont le plus souvent évoqués lorsqu’il est question des activités scripturales du narrateur en tant que médecin. Dans Féerie pour une autre fois :

« pensez médecin ‘assermenté’ ! … pas loin d’où j’écris d’ailleurs ! … bord de Seine… dix… douze certificats par jours ! ‘Je soussigné…, etc.’ » (p. 382)

Le téléphone s’apparente ici à la lettre, dans la peur panique qu’il éveille chez le narrateur ; il est lui aussi susceptible de véhiculer la mauvaise nouvelle. Dans Les Beaux draps :

« J’ai la panique du téléphone… que ça sonne, qu’il n’y en a plus… que j’ai donné tout le lait de la ville… » (p. 210) ; « Je suis hanté par le téléphone… » (p. 212)

Sans qu’elles n’annoncent explicitement une mauvaise nouvelle, certaines lettres sont perçues par le narrateur comme des « indices », des signes « prémonitoires
», qui lui signalent que le relatif bien-être dont il jouit va prendre fin. Elles sont pressenties de façon intuitive (puisqu’aucune menace n’est clairement formulée), comme des retours du destin et de la « poisse » qui pèsent sur le narrateur. Dans Voyage au bout de la nuit, sur les lettres anonymes reçues à Vigny :

« Seulement moi, toujours je m’étais douté que ça ne durerait pas le miracle. J’avais un passé poisseux et il me remontait déjà comme des renvois du Destin […] ces lettres-ci, leurs tournures m’inquiétaient […] Fallait s’attendre au pire. »(p. 465) ; dans Mort à crédit, sur les lettres du père à Dieppe : « Mon père, il avait plus confiance. Il s’alarmait dans ses lettres […] Déjà je voyais toute la poisse me refluer sur le trognon. » (p. 618)

Dans Guignol’s band, les seuls courriers reçus par Ferdinand et Sosthène sont des convocations pour Scotland Yard.

Ailleurs, la lettre ne se contente pas d’annoncer la catastrophe, mais la déclenche.

La lettre de Merrywin dans Mort à crédit va provoquer la colère d’Auguste, exprimée de façon culminante dans le dernier « ultimatum » adressé au malheureux Ferdinand qui devra rejoindre la France (« Seulement comme ultimatum c’était quand même différent… Y avait un billet cette fois-ci… », p. 760). Les conséquences de cette missive sont associées, par la métaphore du déluge, à une catastrophe naturelle :

« Il se met à écrire à mon père, convulsivement… des bêtises… Ah ! la triste initiative ! […] Il en était tout déconcerté, tout ému, tout bafouillard, le sale andouille Merrywin d’avoir provoqué ce déluge… Il était bien avancé ! Maintenant les digues étaient rompues… C’était sauve qui peut voilà tout ! » (p. 736)

Dans l’épisode anglais de Mort à crédit, la lettre est d’ailleurs évoquée dans toute sa matérialité. C’est l’objet lettre en lui-même, trônant sur la table, qui provoque la nausée de Ferdinand et l’effroi (« ça leur semblait tout obscur, tout extraordinaire ») chez les Merrywin :

« J’en avais un écœurement qu’était même plus racontable de retrouver sur la table, toutes les conneries de mon daron, étalées là, noir sur blanc… » (p. 736) ; « On a encore lu la lettre avec Nora et son dabe… Elle restait ouverte sur la table… Certains passages ils pigeaient pas. Ça leur semblait tout obscur, tout extraordinaire… » (p. 740)

Quant à la lettre de l’oncle Édouard, définie en termes positifs (« C’était une fameuse surprise »), nous pouvons nous demander si elle n’a pas finalement un effet néfaste en retardant le départ de Ferdinand, à un moment où la catastrophe finale pouvait encore être évitée :

« C’était le moment que je parte aussi… Mon séjour touchait à sa fin. Je m’apprêtais tout doucement… Quand on a reçu un pli spécial, une lettre de mon oncle avec du pèze et un petit mot… Il me disait comme ça de rester, de patienter encore trois mois […] C’était une fameuse surprise !… » (p. 749)

Toujours dans Mort à crédit, les entreprises catastrophiques de Courtial sont engagées par correspondance. Ce sont les lettres qui permettent d’organiser les concours et de recruter pour le Familistère. Plus les missives affluent, plus le lecteur pressent quelle va être l’issue désastreuse des opérations menées par l’inventeur. La lettre est ici à la fois ce qui annonce et provoque la catastrophe. Dans celle qui suit le « sauve qui peut » (terme qui apparaît aussi dans les commentaires de Ferdinand sur la lettre de Merrywin), préfigure la destruction du Génitron et la fuite vers Blême-le-Petit :

« Question d’ouvrir notre courrier, on prélevait les fafiots… Pour le reste on laissait courir… C’était sauve qui peut ! … ça se déclenche vite une panique !… » (p. 902)

À Blême-le-Petit, la passion de Courtial pour les paris, qui entraîne sa ruine définitive, est assouvie par correspondance. C’est ici à l’image du cataclysme que recourt le narrateur :

« on venait en particulier de flamber précisément notre suprême petite réserve… le reste du cureton, dans les courses par correspondance… Ah ! Car enfin on l’avait perdu… C’était à coup sûr une horrible attaque… La fin du système !… Un cataclysme pas affrontable… » (p. 1006)

Dans Mort à crédit, la profession de correspondancier d’Auguste joue un rôle prépondérant dans ce qui va conduire le personnage vers une forme de folie. Écrire des lettres, à la main comme à la machine, est une torture et entraîne Auguste vers la « culbute » finale, tant professionnelle que psychique :

« Mon père, il avait du style, l’élégance lui venait toute seule, c’était naturel chez lui. Lempreinte, ce don l’agaçait. Il s’est vengé pendant trente ans. Il lui a fait recommencer presque toutes ses lettres. » (p. 551) ; « Il déplaisait absolument… Il cherchait un peu ailleurs… Il prévoyait la culbute » (p. 779) ; « Quand il avait tapé longtemps ça lui tintait dans les oreilles le cliquetis des lettres, encore une partie de la nuit… Ça l’empêchait de s’endormir. » (p. 778)

Dans Scandale aux Abysses enfin, c’est la lecture des lettres interceptées après le naufrage du courrier qui provoque le bannissement de Pryntyl.

Le facteur et la concierge

Il convient d’évoquer les deux personnages du facteur et de la concierge, qui vivent de la distribution du courrier. Si nous exceptons le cas très particulier de Mme Bérenge dans Mort à crédit, dont nous ne parlerons pas ici, ces derniers ont toujours un rôle plus ou moins malfaisant, ce qui ne peut nous surprendre eu égard à ce que nous venons d’évoquer sur la fonction attribuée à la lettre.

Le constat s’impose pour le facteur Eusèbe dans Mort à crédit, dont l’aversion pour Ferdinand et Courtial préfigure la haine généralisée des habitants de Blême-le-Petit :

« En abjection, qu’il nous avait ce facteur Eusèbe, à cause toujours du parcours […] Il pouvait plus nous piffer… » (p. 1015); « Il devenait d’ailleurs cette peau de crabe, de plus en plus détestable […] il devait nous jeter des sorts !… » (p. 1030)

Dans Nord, c’est sur le personnage du facteur que s’exerce la colère des prostituées de Moorsburg ; leur « libération » (« elles s’étaient sauvées elles aussi ») semble exiger la neutralisation de ce dernier, comme s’il incarnait, catalysait tous les motifs de mécontentement :

« elles s’étaient sauvées elles aussi !… marre des égouts et des poubelles !… marre des trottoirs ! elles voulaient plus obéir !… elles avaient sonné un facteur, le seul qui restait à Moorsburg, y jeté toutes ses lettres à l’égout […] mutinerie totale ! » (p. 611)

Le personnage de Mme Toiselle dans Féerie pour une autre fois est plus complexe. Nous soulignerons que l’écrivain lui fait jouer un rôle relativement important dans l’intrigue, ce qui révèle que la concierge n’est pas, dans l’imaginaire romanesque de Céline, une simple figure annexe et anecdotique. Ce rôle est ici ambivalent. Si elle rend service au narrateur en ouvrant ses lettres ou en assaillant Normance qui manque de l’étouffer, elle est aussi définie, par d’autres aspects, comme une ennemie malfaisante (« T’as vu Toinon, dis, malfaisante ? », p. 461). Mme Toiselle est tout d’abord « avec Jules » ; son refus de donner les clefs de la cave, qui semble participer d’une propension généralisée au mensonge et au complot (« comploteuse », « ivrognesse menteuse »), lui vaut par ailleurs une bordée d’injures de la part du narrateur. Les qualifications dépréciatives (avec récurrence de la métaphore « face d’omelette ») sont largement majoritaires dans la façon dont elle est évoquée :

« Les clefs madame ! les clefs scélérate ! comploteuse ! les clefs ! elle s’est pas éboulée la cave ! […] Non, elle est pas éboulée, garce ! vous avez tout bu ! ivrognesse menteuse ! elle est intacte la cave, salope ! » (p. 318) ; « Eh, Toiselle ! Eh, face d’omelette ! qu’est-ce que tu stockes toi ? […] Où que t’es, bignolle ? où que t’es, fausse vache ? tes clefs ! » (p. 354)

Parce qu’elle a accès au courrier, donc à l’intime, voire au secret, la concierge entretient un rapport de proximité avec le locataire qui lui confère un pouvoir menaçant. Céline ne fait d’ailleurs ici qu’exploiter une représentation topique de cette figure. Mme Toiselle est soupçonnée de venir jusqu’à l’appartement du narrateur pour lui tendre un piège. Dans Voyage au bout de la nuit, la mère Cézanne est accusée de lire les lettres de ses locataires. Dans Progrès, il est reproché à la concierge de « tout savoir ». Le facteur Eusèbe est d’ailleurs lui aussi qualifié de « voyeur » :

dans Féerie pour une autre fois : « ça serait pas le turbin très ourdi ? … qu’ils nous attendraient tous en bas ?… à dix ? … à vingt peut-être ?… que la bignolle serait venue renifler ?… nous renifler ?… » (p. 461) ; la mère Cézanne, dans Voyage au bout de la nuit : « Jamais contents les locataires, on dirait des prisonniers, faut qu’ils fassent de la misère à tout le monde !… […] C’est leurs lettres qu’on leur ouvre !… Toujours à la chicane… » (p. 268) ; dans Progrès, sur la maternité de Loïse : « D’abord qu’est-ce qui te l’a dit ? C’est la concierge au moins ; elle sait tout cette bonne femme-là, elle les attire, je leur avais défendu pourtant d’y aller, je veux pas qu’elles y aillent » (p. 48); le facteur Eusèbe dans Mort à crédit : « Forcément allant tout doucement il biglait les moindres détails […] C’est toujours ainsi les voyeurs… » (p. 1015)

Quant à la tante de Bébert dans Voyage au bout de la nuit, si elle éveille chez Bardamu de la compassion après la mort de l’enfant, force est de constater que son intervention auprès du narrateur est pernicieuse, puisqu’elle consiste à lui confier les cas médicaux
les plus « douteux » (notamment les avortements) :

« Je sais tout de suite qu’elle est en train de me mentir, la tante. Son médecin préféré à elle, c’est Frolichon […] Mon humanitarisme me vaut de sa part une haine animale. C’est une bête elle, faut pas l’oublier […] Pour qu’elle m’ait recommandé, il faut donc que ce soit encore un truc absolument gratuit ou encore une sale affaire bien douteuse. » (p. 245)

La concierge est bel et bien un personnage menaçant (« une sale affaire bien douteuse »), comme le suggère la référence à la haine qu’elle voue à Bardamu. Précisons que la méfiance de Céline pour cette dernière est également exprimée dans sa correspondance pendant l’Occupation :

à Victor Carré : « Poste restante, because la concierge » ([21 août 1943], Année Céline 1993, p. 64) ; « je n’ai pas confiance dans la concierge d’ici » ([été 1943], ibid., p. 65)

La lettre et la démesure

S’il nous est permis d’associer la lettre à la catastrophe, c’est aussi qu’elle est presque systématiquement placée sous le signe de la démesure. Or cette dernière participe fondamentalement de l’imaginaire célinien de la catastrophe. Ce n’est jamais « un » ennui qui s’abat sur les personnages céliniens, mais une « série » de mésaventures qui se succèdent, se mêlent, s’amplifient et finissent par se définir en termes de désastre, de catastrophe, voire de cataclysme. L’excès qui frappe la lettre est perceptible à plusieurs niveaux.

Dans le temps, les lettres sont toujours démultipliées, soit qu’elles se répètent à brève échéance, soit qu’elles s’échangent indéfiniment :

Le colonel dans Voyage au bout de la nuit : « il recevait une enveloppe chaque cinq minutes » (p. 14) ; Mme Herote : « Mme Herote en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non signées » (p. 76) ; contre le gouverneur de Fort-Gono : « en dépit des deux lettres anonymes, au moins, qui s’envolaient chaque semaine, depuis toujours, à l’adresse du Ministre » (p. 146) ; sur Auguste dans Guignol’s band : « et mon père à la Coccinelle en train de bien transcrire ses adresses !… qu’il en finira jamais !… » (p. 256) ; dans Nord : « je vois encore aujourd’hui même je reçois encore des lettres de menaces très horribles, vingt ans après » (p. 441) ; dans Rigodon : « si je devais répondre à toutes les conneries, les billevesées des gazettes, et les lettres, tout ce qui me reste de vie y passerait ! » (p. 715)

L’excès porte aussi sur le nombre de lettres. Le plus souvent, elles parviennent au destinataire ou sont expédiées par « tombereaux », terme qui traduit assez bien la menace qu’implique cette prolifération. Dans Mort à crédit :

« Et puis de nombreux anonymes qui nous régalaient pour leurs timbres !… Des tombereaux d’insultes !… » (p. 1030)

Le lexique auquel recourt l’écrivain illustre ce processus d’amplification : « entasser », « massif », « semer », « décupler », etc. :

dans Mort à crédit, sur les lettres d’Auguste : « Le vieux, il les entassait après la lecture, dans un petit carton exprès… » (p. 760) ; sur Courtial : « Sa célébrité croissante lui valut, évidemment, un courrier toujours plus massif » (p. 838) ; « Il fallait qu’on corresponde par tracts, par photographies. Semions la France de prospectus ! » (p. 882) ; « nous pourtant, on correspondait éperdument… pour ainsi dire sans relâche… » (p. 890) ; « Elle en avait décuplé notre correspondance !… Des gens qui voulaient tout connaître… » (p. 1030)

Dans l’épisode de Blême-le-Petit, cet excès quantitatif finit par se révéler « contre-nature », par voisiner avec le monstreux, lorsque le facteur voit sa bicyclette « se replier sur elle-même » sous le poids du papier :

« Sa besace était si lourde que son cadre avait rompu… Il avait mis une double chaîne… sa bicyclette s’était repliée sur elle-même… » (p. 1007)

La démesure touche enfin au contenu sémantique de la lettre, soit que le discours tenu relève de la logorrhée, soit qu’il frappe par son extrême violence. Les lettres du père en Angleterre sont « compactes », « copieuses » et se déploient sur plusieurs pages :

« j’ai reçu alors moi-même trois lettres bien compactes […] blindées, gavées, débordantes de mille menaces » (p. 736) ; « je parcours les pages et les pages… C’était copieux, documenté… Je recommence. » (p. 760)

sur la lettre du prêtre dans Nord : « ‘C’est un prêtre qui vous écrit !’ suivent six pages tassées de morale… » (p. 459)

L’hyperbole « mille », ainsi que les vocables exprimant un degré extrême d’intensité (« débordantes », « infinis », « tonitruants », « effrénées », « énorme ») témoignent de la violence du contenu :

dans Mort à crédit, sur les lettres du père : « débordantes de mille menaces, jurons horribles […] représailles, divers anathèmes, infinis chagrins… » (p. 736) ; dans D’un château l’autre : « tel condamné à mort, qui sue tremble trempe à griffonner mille mille horreurs sur tel ou tel autre paria, voué à la torture saligaud ! » (p. 139) ; dans Bagatelles pour un massacre, sur les lettres reçues après la parution de Mea culpa : «dans les furies d’une de ces rages ! à en consumer les enveloppes ! Ils se poussaient au rouge-blanc, les énergumènes ! […] énorme fracas d’injures, cafouillages tonitruants, effrénées malédictions » (p. 58).

Comme le suggèrent les termes de « furie » et d’« énergumènes », le geste épistolaire peut avoir partie liée avec la folie, ou pour le moins avec l’hystérie. Les malades mentaux de Vigny écrivent des lettres dans Voyage au bout de la nuit :

« C’est vrai qu’on en recevait souvent nous autres à Vigny des lettres anonymes […] Elles provenaient le plus souvent d’anciens malades que leurs persécutions revenaient travailler à domicile. » (p. 465)

La démesure et la violence qui imprègnent la lettre peuvent parfois s’interpréter comme l’expression des pulsions hystériques du scripteur. C’est « convulsivement » que Merrywin écrit à Auguste dans Mort à crédit ; dans Rigodon, les cris et les gestes de l’épistolier qui rend visite à Céline relèvent de l’hystérie ; il en va de même « des crises de nerf » de Carbougniat dans D’un château l’autre, explicitement qualifié de « malade » ; c’est le terme d’« hystérique » qui est associé au personnage de Neuneuil :

dans Mort à crédit : « je le vois qui saisit son papier. Il se met à écrire à mon père, convulsivement… » (p. 736) ; dans Rigodon : « Je vous ai écrit vingt fois ! J’ai parlé de vous dans cent articles […] Il s’agenouille… et vlac, en pleine mélasse […] Il se frappe la poitrine, j’entends les voisins… et que ça proteste, hurle ! je regarde pas. » (p. 720) ; dans D’un château l’autre sur Carbougniat : « les crises qu’il piquait […] crise sur crise, de folie-fureur […] il devenait plus malade que moi […] à bout de souffrir, qu’on m’empale pas […] il écrivait de ces lettres aux ministres baltaves !… des véritables ultimatums ! » (p. 100) ; sur Neuneuil : « ils laissent Neuneuil s’en aller… hystérique bravachard, idiot ! » (p. 203)

Nous ne pouvons pas ici ne pas penser à la démesure qui frappe souvent les propres lettres de Céline et à la définition qu’en donnera Jean Paulhan :

« Vos lettres sont amusantes, comme peuvent être amusantes des lettres d’enfant ou de fou. » (14 [janvier 1955], Lettres à la N.R.F, p. 274)

Nous voudrions pour finir évoquer le traitement réservé aux papiers à la fin de Féerie pour une autre fois, car ces derniers ne seront jamais aussi explicitement comparés à des phénomènes cataclysmiques. S’il n’est pas exclusivement question de lettres (il est aussi fait mention de brouillons et de factures : « des liasses de tout !… y a des factures !… des ‘sommations’… des brouillons… des lettres de ‘faire-part’ », p. 458), elles font néanmoins partie de ces « papiers », qui sont de plus entre les mains de la concierge, dont la fonction est de distribuer le courrier. La démesure atteint dans cet épisode son point culminant, comme en témoignent les figures de « l’avalanche », de « la tornade » et de « la trombe ». Le caractère dévastateur de la lettre est on ne peut plus violemment figuré puisque ces papiers qui traversent portes et fenêtres, s’effondrent sur le trottoir et l’ensevelissent, rappellent et semblent perpétuer les bombardements militaires qui viennent d’avoir lieu. Le narrateur parle d’un « danger extrême » :

« mes papiers échappent !… elle lâche tout ! mes papiers s’envolent !… par le vitrail !… par les portes ! […] une trombe de papiers par la fenêtre !… » (p. 468) ; « avec ce qu’est tombé comme papiers !… pensez depuis des heures !… tornades sur tornades !… l’épaisseur !… l’ensevelissement !… » (p. 484) ; « il en pleut !… avalanches sur avalanches… » (p. 485) ; « et l’air était bourré de papiers, voilà !… par tornades […] qu’on voyait plus le trottoir en face !… je maintiens !… que c’était un danger extrême !… » (p. 486)

Nous rappellerons pour conclure à quel point la lettre a pu être utile à Céline, voire vitale, notamment pour assurer sa survie, tant physique que littéraire, pendant l’exil. Le traitement qui lui est réservé dans l’œuvre témoigne une fois de plus de la tendance systématique chez l’écrivain au noircissement du réel.

Sonia Anton

Références bibliographiques (Toutes les références aux œuvres romanesques renvoient à l’édition de la Pléiade (quatre volumes), établie par Henri Godard )

Romans, I : Voyage au bout de la nuit; Mort à crédit, 1992

Romans, II : D’un château l’autre; Nord; Rigodon, 1990

Romans, III : Casse-pipe; Guignol’s band I; Guignol’s band II, 1988

Romans, IV : Féerie
pour une autre fois I; Féerie pour une autre fois II; Entretiens avec le professeur Y, 1993

Bagatelles pour un massacre.Denoël, 1937

Les Beaux draps.- Nouvelles éditions françaises, 1941

Cahiers Céline 8 : Progrès suivi de Œuvres pour la scène et l’écran. Gallimard, 1988

L’Eglise : comédie en cinq actes. Gallimard, 1952

Lettres à la NRF : 1931-1961. Gallimard, 1991

« Lettres à Victor Carré : 1941-1950 », dans L’Année Céline 1993.- Du Lérot-Imec, 1994

ANTON, Sonia, « État présent des correspondances : la correspondance L.-F. Céline », p. 6-9 dans Revue de l’AIRE, n°23, automne-hiver 1999

ANTON, Sonia, « La place de la rhétorique amoureuse dans les lettres de L.-F. Céline », p. 7-35, dans Classicisme de Céline : Actes du XIIe colloque international L.-F. Céline, Caen, Abbaye d’Ardenne, 3-5 juillet 1998.-Société d’études céliniennes, 1999

BLONDIAUX, Isabelle.- « Hystérie et représentations du féminin dans la correspondance de Céline », p. 41-50, dans Actes du XIe colloque international L.-F. Céline, Amsterdam, 5-7 juillet 1996.- Société d’études céliniennes, 1998

DESTRUEL, Philippe.- « Silence de Céline », p. 55-67, dans Actes du colloque L.-F. Céline de Paris, 1-5 juillet 1994.- Du Lérot-Société d’études céliniennes, 1996.

[1] voir notre étude, « État présent des correspondances : la correspondance de L.-F. Céline » dans Revue de l’AIRE

[2] Voyage au bout de la nuit, p. 289, toutes les références aux œuvres romanesques renvoient à l’édition de la Pléiade

[3] Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit : « J’ai écrit souvent à Detroit et puis ailleurs à toutes les adresses dont je me souvenais et où l’on pouvait la connaître, la suivre Molly. Jamais je n’ai reçu de réponse. », p. 236

[4] Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : « nous reçûmes de Baryton quelques cartes postales […] Cela nous fit plaisir, mais il ne nous parlait nullement de son retour », p. 460

[5] Bardamu en Afrique, dans Voyage au bout de la nuit : « Ma mère, de France, m’encourageait à veiller sur ma santé, comme à la guerre. Sous le couperet, ma mère m’aurait grondé pour avoir oublié mon foulard », p. 172

[6] Ferdinand sur Violette dans Mort à crédit : « c’est moi qui devais lui écrire, le premier, à la poste restante… Les circonstances m’ont empêché… », p. 986

[7] sur les lettres du père, dans Mort à crédit : « Ça faisait au moins la dixième qu’on recevait de mon père depuis la Noël… Je répondais jamais… », p. 760

[8] dans Rigodon : « les lettres !… toutes les lettres je les fous au panier depuis belle !… sans les lire !… où irais-je ! », p. 713

[9] voir DESTRUEL, Philippe.- « Silence de Céline », dans Actes Paris 1994

[10] incarnée notamment par les lettres du père dans Mort à crédit, dont une entièrement citée, p. 761

[11] Ferdinand dans Mort à crédit : « Pour que mes parents patientent j’ai écrit des cartes postales, j’ai inventé des fariboles », p. 748

[12] Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : « De Fort-Gono, du Directeur, ne me parvenaient par coureurs que des lettres puantes d’engueulades et de sottises », p. 172

[13] sur les lettres que reçoit Pomone dans Voyage au bout de la nuit : « Il arrivait par un seul courrier matinal de l’agence Pomone assez d’amour inassouvi pour éteindre à jamais toutes les guerres de ce monde. Mais voilà, ces déluges sentimentaux ne dépassent jamais le derrière. C’est tout le malheur. / Sa table disparaissait sous ce fouillis dégoûtant de banalités ardentes », p. 361

[14] voir BLONDIAUX, Isabelle, « Hystérie et représentation du féminin dans la correspondance de Céline », dans Actes Amsterdam 1996

[15] voir notre étude, « La place de la rhétorique amoureuse dans les lettres de Céline », dans Classicisme de Céline

[16] Bardamu, après avoir découvert les lettres adressées à Alcide dans Voyage au bout de la nuit : « J’étais gêné par mon indiscrétion […] Ça serait une confidence tout à fait pénible à écouter, j’en étais sûr. », p. 158

[17] voir GODARD, Henri, Romans, I, p. XXXIV