Chardin et la lettre : le rouge et le blanc

Chardin et la lettre : le rouge et le blanc

La récente exposition Chardin au Grand Palais a permis de voir ou revoir un tableau aujourd’hui nommé Femme cachetant une lettre, daté de 1733, toile exceptionnelle à bien des égards, à commencer par son grand format, inhabituel chez le peintre [1]. Est-ce le premier essai de Chardin (à la suite d’une conversation avec Aved, selon la tradition) pour sortir de son genre propre (nature morte et animaux) ou faut-il donner la priorité à La Femme à la Fontaine, datée aussi, semble-t-il, de 1733 ? Les ambitions des deux œuvres sont évidemment différentes [2]. Toujours est-il que cette toile est la première mentionnée de ce nouveau genre : dans le compte rendu que fait le Mercure de l’exposition de la Fête-Dieu, où Chardin exposait seize tableaux. elle y est ainsi décrite : « Seize tableaux du sieur Chardin, le plus grand représente une jeune personne qui attend avec impatience qu’on lui donne de la lumière pour cacheter une lettre. Les figures sont grandes comme Nature. [3] » Présentée à nouveau en 1738, au Salon, la toile, qui rencontre le même succès, est alors gravée par Fessard. L’oubli où elle est tombée au XIXe siècle s’explique par l’éclipse de la fortune de Chardin, mais aussi peut-être par le fait qu’elle correspondait mal à l’idée que l’on se fait alors du peintre. Le thème paraît emprunté à la peinture hollandaise où il est fréquent. Cela ne suffit pas, me semble-t-il, à dispenser de tout commentaire.

“Donner une lettre à porter est une action si commune qu’il faut absolument la relever par quelque circonstance particulière ou par une exécution supérieure.” écrira Diderot en 1765, critiquant un tableau de Bachelier sur ce sujet [4]. Et d’évoquer Chardin, comme modèle de cette exécution, dans un développement qui le mène à la fameuse formule du “sublime du technique”. Ce n’est pas à la Femme cachetant qu’il pense alors (l’a-t-il vue ?), mais à l’Ecureuse (absente du salon en 1765), dont il découvre dans son souvenir que “les plis de [son] cotillon dessinent tout ce qui est dessous” [5]. Triomphe du technique, sans doute : mais aveu aussi, tardif, il est vrai, et  in absentia, d’une relation désirante à ce corps subalterne.

La “très aimable personne” de la toile de 1733 (selon le Mercure dans sa présentation de la gravure) mérite bien un tel hommage. Faut-il dire qu’elle l’appelle ? Chardin ne s’est jamais autant éloigné de ces objets “dégoûtants” qui lui furent reprochés. Pierre Rosenberg l’a déjà remarqué : la superbe robe rayée, le vêtement brun à col de fourrure du valet, le riche tapis qui recouvre la table, le flambeau d’argent relèvent du registre du luxe [6]. Plus encore : le chien bondissant au premier plan et le lourd rideau rouge en haut à gauche sont les attributs traditionnels de scènes galantes. L’écriture épistolaire a partie liée avec un niveau social : c’est le temps des Lettres de la Marquise. Ce qui peut laisser penser que Chardin regarde moins du côté des Hollandais  que des tentatives faites par des peintres d’histoire (de Troy ou Charles Coypel) dans la représentation du monde contemporain [7].

Cette richesse lisible se concentre cependant en peu d’objets et se dispense de toute débauche ornementale. Le rideau, le mur et l’embrasure d’une porte suffisent à occuper l’espace du fond, sur lequel se détache une surface triangulaire, où se trouvent inscrits les deux personnages et les objets qui leur sont nécessaires : la lettre (blanche) dans la main gauche de la femme assise, le bâtonnet de cire (rouge) dans sa main droite, le sceau, la plume, l’encrier sur la table, le chandelier incliné avec sa bougie dans la main droite de l’homme debout, l’allumette qu’il met en contact avec la flamme dans la main gauche. Tout cela est très fonctionnel. Chardin ayant choisi non le moment où l’on pose le cachet, mais celui où on met le feu à l’allumette qui à son tour fera fondre la cire, il est naturel que les regards de la dame et du valet convergent vers la flamme, point où se rencontrent aussi la ligne droite de la bougie et celle qui prolongerait le bâtonnet de cire.

Il y a bien ici une action commune dont le valet est l’acteur principal, tout en restant immobile, tandis que la dame est en attente, mais  tend  déjà le bâton de cire. Annonce du geste suivant où la dame et le valet vont rapprocher l’allumette et le bâton de cire, après quoi la première reprendra l’initiative pour appliquer le sceau. Une action, mais immobile, un temps de suspens.

Chardin ne vous fera pas la charité d’une anecdote. Cette année 1733, Charles Coypel présente sa Lettre surprise [8]: une femme assise de face, plume en main, levant les yeux au ciel (ceci bien sûr pour le sentiment), tandis que derrière elle, une duègne à lunettes donne tous les signes de l’indignation et de la surprise. De quoi faire penser à tout ce qui a pu se passer avant et se passera après : du théâtre, ou mieux encore, du roman.

Rien de tel chez Chardin. Ces gestes quasi mécaniques ont été sans doute cent fois répétés. Il n’y a pas de quoi faire une histoire. Vous n’êtes pas censés savoir que ce chien vient d’une déclaration d’amour de de Troy [9]. Avouons que la plus neutre description de la toile donne au moins à rêver : car avec le feu, la flamme, l’échauffement, l’allumage, c’est au vocabulaire incendiaire du désir qu’on a affaire, autour de ces deux objets, la lettre et la cire qui portent les couleurs emblématiques de la peau et du sang. Or ces deux personnages font quelque chose  ensemble. Qu’il s’agisse d’une lettre d’amour, rien ne le prouve : mais qu’il puisse  s’agir de cela suffit, et le décor y encourage. Comment ne pas mettre cette hypothèse en rapport avec la manière dont les deux corps s’orientent l’un vers l’autre, le corps du valet s’inclinant vers celui de sa maîtresse (sic). Ce rouge sur la joue de la dame (remarqué et commenté par nombre de visiteurs de l’exposition, j’entends celle de 1999), est-ce du fard ou de la pudeur ? Et les yeux baissés du valet, qu’on retrouvera chez des enfants plus tardifs [10] ? L’intensité de cette toile pourrait bien tenir à ce que les deux personnages  ne se regardent pas. Que les deux personnages soient beaux, car ils le sont, bien sûr, n’arrange rien.

Ce qui pèse ici est la coexistence de deux corps, l’un masculin, l’autre féminin, dans l’espace intérieur commun de la maison, en un moment où ils sont censés ne rien éprouver, être livrés à la pure sensation — et la relation entre ces deux corps, située en déçà du registre explicite des sentiments et de leur traduction langagière. C’est le temps d’un supposé vide, pas plus réel sans doute que celui de l’enfant fasciné par son toton. S’arrêter sur cet infime moment d’attente — le temps que le feu prenne, eh oui ! — c’est faire surgir ce qui pourrait se passer entre ces deux corps. Et dont nous sommes condamnés à ignorer si cela habite aussi la psyché de nos personnages.

On est aux antipodes, bien sûr, de l’expression des passions tant vantée par les théoriciens de l’époque. Mais il ne s’agit pas plus de l’absorbement cher à Michael Fried : car cette attention est aussi présence à l’autre. Peut-être faudrait-il parler d’une expression (des passions)  négative, dont l’efficacité tiendrait à ce qu’elle se dessine sur le fond de cette expressivité triomphante, et en contraste avec elle —  de façon peut-être plus consciente, chez le peintre, qu’on ne le suppose généralement.

L’action répétitive, quotidienne, le non événement par excellence, se retrouve située dans un registre libidinal, dimension révélée de l’espace domestique, qui n’a rien à voir avec les amours ancillaires. Cette zone de la non-parole, j’ai proposé de la mettre en rapport avec celle que désigne Condillac, sous les termes d’instinct, de jugements pratiques, de langage des idées simultanées, qu’il attribue à l’humanité primitive (qui ignore le langage verbal), mais dont il analyse la présence permanente chez le civilisé, dans ses conduites les plus habituelles. Et bien sûr, on peut se référer, sans fin, aux développements que consacre Marivaux au sentiment [11].

Le graveur de 1738 proposait la légende suivante :

Hâte-toi donc Frontain /

Vois ta jeune maîtresse/

Sa tendre impatience éclate dans ses yeux /

Il lui tarde déjà que l’objet de ses voeux /

Ait reçu ce billet gage de sa tendresse/

Ah Frontain pour agir avec cette lenteur /

Jamais le Dieu d’Amour n’a donc touché ton cœur.

Impatience : les deux comptes rendus du Mercure usent du même terme [12]. Ainsi se trouve restitué un rapport canonique (en particulier dans la comédie) entre maître et valet : à tort ou à raison, le maître s’impatiente de la lenteur du domestique. Du coup, l’objet du désir, destinataire de la lettre, se trouve situé hors de l’espace du tableau, la relation amoureuse étant énoncée par dénégation à travers l’indifférence supposée de Frontin. On respire. J’avoue pour ma part n’avoir
pas trouvé trace de cette impatience, après examen attentif.

Peut-être est-elle utile au spectateur pour masquer le fantasme érotique qui habite cette toile (le loger ailleurs en quelque sorte), où un chandelier porté par un homme est nécessaire pour qu’une flamme mette en contact le blanc de la lettre et le rouge de la cire que présente une femme. Qui ira soutenir la neutralité de telles associations étroitement dépendantes du choix du moment et de la disposition du tableau ? N’en déplaise à Diderot, la “circonstance” ou “l’idée” n’est pas absente. Avouons du moins qu’à épargner à son valet les marques de sa condition (pauvreté, saleté, bref le “dégoûtant”), Chardin n’a pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour écarter cette “idée”. Bref, plus qu’à une maîtresse et à son valet, c’est à un homme et une femme qu’on a affaire.

Un couple ? C’est aborder un terrain où l’on peut être sûr qu’une interprétation consciente n’était à l’époque pas possible. Ma proposition est la suivante : la séduction de l’œuvre tiendrait-elle à ce qu’elle présenterait une figure du couple ?

Cacheter, c’est cacher. Quel que soit le contenu de la lettre, le valet ne doit pas le connaître. Et il y consent.

Un familier de Marivaux ne peut guère manquer de songer, en face de cette toile, à la scène des Fausses Confidences (1737) où Araminte, pour amener une déclaration, fait écrire à Dorante une lettre où elle dit consentir au mariage avec son rival le Comte [13]. Situation inverse à toutes sortes d’égards : Dorante assis écrivant sous la dictée, Araminte debout. La dénivellation sociale se retrouve, avec un Dorante un peu trop honnête homme pour un intendant. De fait, la lettre n’est qu’un stratagème au moyen duquel Araminte entend violer le secret de cette lettre fermée qu’est Dorante. Ce qui nous importe est ailleurs : dans la scène pénultième de la pièce où Araminte apprend qu’elle a été de bout en bout trompée, l’aveu final du jeune homme n’étant peut-être que le comble de la ruse. En cet instant d’ignorance, après un petit moment de silence, (“le regardant quelque temps sans parler”, dit la disdascalie), Araminte fait pourtant le saut dans l’inconnu. Autrement dit, elle consent à ce que la lettre reste close. Choix qui me semble étroitement lié à l’idée du couple que se fait Marivaux : la relation amoureuse, pour être heureuse, implique que soit reconnu et accepté l’inconnaissable de l’autre, à l’opposé de la demande fusionnelle et tyrannique de la passion.

Si l’on admet que dans le tableau de Chardin, l’action amoureuse vient se projeter sur le rituel banal du cachet, il se trouve qu’elle conduit à la fabrication d’un objet scellé, interdit au regard, aussi bien que la scène amoureuse que le spectateur doit se contenter de fantasmer. Dans cette hypothèse, la lettre ne serait rien d’autre que le symbole de loi, et le destinataire, le tiers absent nécessaire pour que cette loi s’effectue. Ce qui interdit qu’ici on se touche et se regarde, mais n’empêche pas d’y rêver.
René Démoris

[1] 1,46 x 1,47. Berlin, Schloss Charlottenburg. Chardin semble avoir fait plusieurs copies en petit de cette toile. Le Louvre en possède un exemplaire sur cuivre que P. Rosenberg, non sans hésitations, tient pour authentique.

[2] La seule suite à la Femme cachetant serait la Dame qui prend du thé (Glasgow, Hinterian Museum), de février 1735, rêvant devant la vapeur de sa tasse de thé, vêtue de la même robe rayée. Sans qu’il s’agisse de portrait, on peut supposer que l’épouse de Chardin servit dans les deux cas de modèle, et qu’elle mourut le 13 avril 1735. Plus tard, la femme aura affaire à l’écrit (lisant dans les Amusements de la vie privée, tenant des comptes dans L’Econome), mais plus à la lettre.

[3] Mercure, juin 1734, p. 1405). Cette exposition qui se tient place Dauphine, dans une atmosphère de fête populaire, réunit débutants et peintres confirmés. Lorsque à partir de 1737, le salon officiel deviendra régulier, elle sera baptisée Salon de la jeunesse.

[4] Salon de 1765, Hermann, p. 111.

[5] Ibid. L’Ecureuse et la Femme cachetant ont été réunies au salon de 1738. La première a pu être vue par Diderot au salon de 1757. Voir Catalogue de l’exposition de 1978, p.194-195.

[6] Il souligne en outre le rapport avec les natures mortes monumentales des Attributs des Sciences et des Attributs des arts.(musée Jacquemart André)

[7] On songera à la Jeune veuve devant son miroir de 1730 (Postdam, Sanssouci) qui trouvera son pendant en 1738 dans une Jeune asiatique lisant un billet doux à la clarté d’une chandelle (connue par la gravure) ou encore à la Lettre surprise  de 1733 (ibid.) Voir Thierry Lefrançois, Charles Coypel, Aerthena, 1994, pp. 231 et 241.

[8]  Le tableau de Coypel figure en couverture de ce numéro.

[9] La déclaration d’amour, #1725(Mr. and Mrs. Charles B. Wrightman collection, reproduit in Ph. Connisbee, La vie et l’œuvre de Jean Siméon Chardin, ACR Edition, 1985, p.39.

[10] Enfants sujets à une réprimande, ou du moins les contemporains l’ont ressenti ainsi : la petite fille de La mère laborieuse et le petit garçon de La Gouvernante, avec son “minois hypocrite”. Je renvoie sur ce point à mon livre Chardin, la chair et l’objet, Olbia 1999, en particulier aux chapitres Jeux d’enfant et  Narcisse regardé.

[11] Je renvoie sur ce point à mon texte du Catalogue de l’exposition de 1999, “Chardin et les au-delà de l’illusion”, RMN.

[12] Voir supra. et Mercure, octobre 1738, p. 2185 : “Jeune Personne impatiente de cacheter une Lettre avec la lumière qu’on lui apporte”. octobre :p. 2185. L’annonce de la gravure dans le Mercure de mai 1738 décrivait seulement “une très aimable personne prête à cacheter une lettre avec une lumière qu’une domestique va lui donner.”, mais présentait l’estampe comme “fort piquante avec une expression naïve et vraie”(cité Catalogue…1979,p. 193). Ce “piquant” dit tout de même quelque chose…

[13] Je serais ravi, pour appuyer cette association personnelle,  de montrer que les Fausses confidences relèvent d’une élaboration consciente ou inconsciente de la toile de Chardin. Mais rien ne montre que Marivaux l’ait vue. Cela dit la parenté entre Marivaux et Chardin a été explicitement signalée dès 1745 par Laffichard. Et la cause du “genre” n’est pas étrangère à celle du roman. La date d’exposition de cette toile est celle de la 2nde partie de la Vie de Marianne…