John Dos Passos, Lettres à Germaine Lucas-Championnière

John Dos Passos, Lettres à Germaine Lucas-Championnière / édition de Mathieu Gousse, Gallimard, 2007 (Coll. Arcades), 275 p.

John Dos Passos et Germaine Lucas-Championnière se rencontrent à Paris en 1919 et vont correspondre pendant dix ans. C’est d’abord la passion pour la musique qui a uni l’écrivain à cette jeune femme moderne et cultivée rencontrée lors d’un concert salle Gaveau (Dos Passos lui écrit pour la première fois pour obtenir des renseignements sur Darius Milhaud). Tous deux partagent une immense curiosité intellectuelle et une grande culture, d’autant plus qu’ils évoluent dans le Paris bouillonnant de l’immédiat après-guerre. La préface présente de façon très complète tout ce qui fonde l’intérêt ce cet échange : Dos Passos parcourt le monde pendant ces années, et ses lettres à Germaine constituent de très riches relations de voyage ; Mathieu Gousse met aussi l’accent sur les liens unissant certaines de ces missives et le texte autobiographique La belle vie ; il insiste sur l’importance de la figure de Germaine, qui deviendra un personnage dans le roman Terre élue ; signale le charme stylistique de ces textes écrits en français par un Américain, et qu’il a choisi de publier sans rien corriger des fautes et libertés grammaticales. C’est sur ce point tout d’abord que nous voudrions nous attarder. Le choix éditorial opéré est en effet audacieux. Mathieu Gousse s’en explique : « il serait dommage de passer à côté de certaines trouvailles lexicales et plus largement de cette liberté de Dos Passos face aux convenances de la langue française, et de sa propension très ludique à les détourner. Certaines fautes frôlent parfois le lapsus et il nous a donc paru intéressant de proposer une transcription fidèle à l’original » (p. 39). Le résultat est très étrange, d’abord parce que nous ne sommes pas habitués à lire des lettres publiées avec des fautes (tout l’éventail des erreurs susceptibles de commettre un locuteur anglophone est représenté : genre des substantifs, ordre des mots, conjugaison, etc) ; ensuite et surtout ces fautes frappent d’autant plus que Dos Passos s’exprime dans une langue française assez belle, littéraire, très riche lexicalement, ce qui génère un effet de contraste surprenant. Le style de ces missives mériterait d’être précisément analysé pour évaluer où finit la maladresse syntaxique et où commence aussi la part de jeu sur la langue dont parle l’éditeur. Quoi qu’il en soit, l’ensemble est séduisant, tout d’abord parce que ce choix de transcription nous donne véritablement à entendre la voix de Dos Passos, lui donne chair dans ses aspérités maladroites. De plus, il y a de fort belles étrangetés stylistiques, mêmes s’il est peu probable qu’elles aient été toujours conscientes et délibérées. Nous en proposerons quelques-unes : « Écrivez moi [sic] d’autres lettres pleines de marécages et de bêtes féroces de la jeunesse du monde » (p. 58) ; « Ici la vie se tord en agonie » (p. 123) ; « Tout marche à travers. Mes travaux marchent comme les langoustes en reculant » (p. 125). Cette langue irrévérencieuse et bizarre cadre très bien avec la posture du personnage de Dos Passos, qui jamais ne pose, mais s’attache au contraire à narrer sa vie à sa destinataire avec humour et légèreté. Ceci est surtout notable dans les lettres de relation de voyage (en Espagne, au Portugal, en Angleterre, au Maroc, au Liban entre autres), que l’écrivain pratique excellemment. C’est le second point sur lequel nous insisterons. Dos Passos exploite toute la palette rhétorique offerte par la relation de voyage : saynètes, récits, anecdotes, peintures de paysages, choses vues, narrations de traversées, etc. L’extrême curiosité de l’épistolier, sa grande culture (les références littéraires, historiques, architecturales, picturales… foisonnent) et le soin qu’il met à écrire dans une langue belle et riche donnent à ces lettres une dimension littéraire certaine. Celles-ci charment aussi par le vagabondage intellectuel dont elles témoignent ; rien n’est jamais pompeux, Dos Passos livrant avec légèreté et drôlerie ses impressions de voyage, dans un style qui mime le mouvement, de l’esprit et du corps, saisis dans leur spontanéité (jeux du « coq à l’âne » notamment). L’épistolier peut parler d’un phénomène très élaboré d’architecture ou d’histoire puis passer ensuite naturellement à la mention immédiate et vivante d’un moment vécu dans toute sa simplicité (le ciel, les couleurs, ce qu’il est en train de manger) : « Contre un ciel très pâle, drapeaux rouges, vertes [sic], bleus – odeurs de fleurs d’acacia, de fleurs d’orangers de friture à l’huile – je suis en train de manger un plat de ‘buñelos’ à une petite table près d’un carrousel qui emiette [sic] une musique grinçante entre le brouhaha de la foire. C’est la Féria à Séville » (p. 83). Il y a dans ces missives un art de la peinture « hic et nunc », faite de moments, d’instants et de sensations au présent : « Maintenant c’est très tard. La lune se penche vers la mer. J’entends des rires des aboiements de chiens, des coqs qui chantent minuit. La Corne d’or est une lame d’acier. Sous mon balcon il y a un [sic] poussière de petites lumières du faubourg Kassim Pacha un peu voilées par un petit brouillard argenté. » (p. 132). La culture n’est jamais une fin en soi, elle se livre « au passage », par touches : « Nîmes m’a charmé. Une grâce maniérée, Louis XV et Caesar Auguste – et le doux romanticisme de Tibullus et Watteau. / C’est fameux le mistral. Un vent qui vous donne un appétit terrible » (p. 85). Certaines images sont drôles. Le Mistral est « un bonhomme aux joues bouffies, comme dans un relief antique » (p. 86) ; Dos Passos part en Auvergne avec « un Rabelais un Pierre Vidal, un livre de fruits confits, et des gros nuages melancholiques [sic] qui aplatissent les montagnes avec leur ventre de pourpre comme les vaches qui se couchent dans les prés aplatissent les herbes folles. » (p. 93). L’éditeur opère un rapprochement pertinent entre ces lettres et des croquis, que Dos Passos esquisse aussi pendant ces déplacements. Ce recueil mérite de rejoindre les plus intéressantes relations de voyage que compte le genre épistolaire.

S.A.