Mireille Sorgue ou le lyrisme du corps amoureux

 

Mireille Sorgue ou le lyrisme du corps amoureux

Par Françoise Simonet Tenant
L’on espère que le passage en 2002 dans la collection du »Livre de poche » des fastueuses Lettres à l’amant de Mireille Sorgue (publiées en 1985 chez Albin Michel) suscitera de nouveaux lecteurs et peut-être une attention plus grande de la critique.

Qui est Mireille Sorgue ? De cette jeune fille, précocement disparue, aux prénom et patronyme provençaux, « soleilleux » ? c’est un adjectif qu’elle aime ?, nous savons peu de choses. Née en 1944, dans les marges méridionales du Massif central, elle est fille d’instituteurs. Enfant sérieuse, un peu garçonne, qui préférait aux poupées les arbres, elle est une élève brillante. A dix-sept-ans, elle remporte le premier prix de français au Concours général ; un inspecteur de l’enseignement la remarque, c’est François Solesmes, qui deviendra l’amant. De 1961 à 1967, Mireille Sorgue et François Solesmes échangent une correspondance abondante, souvent quotidienne, qui n’est que très partiellement publiée. Mireille poursuit des études de lettres à Toulouse : elle obtient la licence puis subit avec succès les épreuves du Capes. Elle songe alors à un diplôme d’études supérieures consacré aux Lettres à Lou d’Apollinaire, dont elle fait faire un micro-film à La Bibliothèque nationale, cette correspondance n’ayant encore donné lieu qu’à une édition à tirage restreint. Dès 1963, elle a conçu le projet d’ « un grand poème indélébile1 » à la louange de l’Amant. Le 17 août 1967, elle tombe du rapide Paris-Toulouse : « il me semble que je n’aurai jamais trente ans », avait-elle écrit dans une lettre datée du 24 février 1963 (I, 2132). Les textes sur l’amant seront publiés en 1968, sous le titre L’Amant. Un an plus tard, le livre obtient le prix Hermès à titre posthume.

La correspondance

La correspondance éditée

La correspondance va de septembre 1961 à l’été 1967. Les deux tomes, édités par Henry Bonnier en 1985, ne couvrent que les premières années de cet échange épistolaire. Le tome I nous conduit du 10 septembre 1961 au 22 juillet 1963 ; le tome second du 6 septembre 1963 au 9 juillet 1964. Une note de l’éditeur précise les principes d’édition adoptés : coupure des « passages relevant de l’anecdotique pur » ? mais où passe dans la lettre la frontière entre l’anecdotique, ou ce qui apparaît comme tel, et l’essentiel ? ?, signalement des passages coupés par des crochets, normalisation de la ponctuation, rétablissement des dates puisque Mireille Sorgue ne datait pas ses lettres. On notera cette remarque intéressante de Henry Bonnier sur la physionomie du texte : « Chaque lettre, d’une écriture élégante, régulière, fait penser à une source qui se propagerait, calme ou fougueuse, mais toujours dans une absolue limpidité. Si sûrs, aisés, naturels, sont le style et la démarche qu’on ne rencontre pas un seul repentir en ces pages écrites, dirait-on, d’un seul souffle. » (I, 20). Cette édition, par son caractère fragmentaire, suscite le désir d’en savoir plus et fait rêver à une lecture exhaustive des lettres ainsi qu’à une exploration génétique du manuscrit de L’Amant, texte laissé inachevé par son auteur. La correspondance publiée, non croisée, suggère cependant qu’on est dans le cas ici d’un véritable dialogue amoureux, les deux amants semblant animés d’un même zèle épistolaire. Il n’est pas tout à fait impossible d’imaginer le volet manquant et le dialogue grâce aux multiples allusions faites par Mireille Sorgue aux lettres de François Solesmes, voire aux commentaires et aux citations des lettres reçues.

L’évolution de la correspondance et ses articulations chronologiques

La lecture en continu des neuf cents pages de correspondance publiée permet de saisir une évolution dans le dialogue épistolaire. Il commence sous le signe d’un échange intellectuel et amical. Les rapports ne basculeront clairement dans la relation amoureuse qu’après leur premier rendez-vous en mars 1963. L’éditeur, Henry Bonnier, signale clairement dans le tome I cette scission par des pages blanches et l’apparition d’un chiffre romain II avant la lettre du 6 mars 1963. La clarté de cette partition typographique ne devrait pas nous faire accroire que les lettres changent du tout au tout entre février et mars 1963. Bien au contraire, ce qui frappe le lecteur, c’est la transformation subtile et progressive du ton des lettres durant les dix-huit premiers mois de l’échange, comme si elles étaient peu à peu portées à incandescence. Ce qui étonne également le lecteur, c’est que l’épistolière elle-même ne semble pas pleinement consciente de l’évolution qui se dessine en elle et qu’elle écrit comme à son insu, aveuglement partiel qu’elle évoque d’ailleurs rétrospectivement.

Toi, bien sûr, tu savais déjà… Mais moi… NON. Non, je ne savais pas, même s’il t’a semblé que ce que j’écrivais était d’un parler d’amoureuse parfois. Je n’avais aimé qu’avec tendresse. Mais à présent quel nom donner à cette grand faim de toi, à cette douleur latente, savourée, qui m’alourdit comme un enfant dans ma chair, à cette grande peine qui me fait rire haut et chanter le matin ? (I, 237-238)

Si les premières lettres sont sages et espacées dans le temps, la correspondance s’est affranchie dès mai 1962 de toute distance, de toute contrainte. Mireille interpelle avec vivacité son interlocuteur :

J’ai peur qu’accoutumé à voir la beauté des choses, des éléments, ou des créations humaines, vous n’ayez un moment oublié de la chercher dans les âmes, dans les êtres eux-mêmes. Ou peut-être vous aurez seulement oublié qu’ « on ne voit bien qu’avec le cœur » ? (I, 38)

La correspondance devient le lieu d’un véritable échange intime. François Solesmes envoie à Mireille en juin 1962 des pages de son œuvre en gestation, Les Hanches étroites. « Vous n’aurez pas de lectrice plus exigeante que moi à présent que je sais à quelle hauteur vous pouvez élever une évocation », lui répond-elle (I, 45). A son tour, elle lui livre en septembre une dizaine de pages qu’elle a écrites sur ses conseils. « Vous aviez raison : il est grand temps de châtier cette langue rustique, de l’assouplir, de lui donner un honnête maintien. Au premier soir d’août, dans la solitude haïssable et délectable, j’ai pris un cahier neuf. Un cahier d’écolier et ma tête trop lourde. Ce que j’ai alors écrit, je vous le livre » (I, 46-47). Aussi précieuse parfois que le don des corps, et le précédant, peut être le don des mots, cette chair de la pensée. Le correspondant ouvre grand à Mireille les portes du monde de la littérature et de l’art, lui fait découvrir Julien Gracq, le nouveau Roman, Louise Labé, certains concertos de Mozart, Albinoni, avive son goût pour la poésie contemporaine ; à celle qui se nomme son « petit Prince », il raconte le monde. La première apparition du tutoiement dans une lettre de Mireille marque la prise de conscience de l’intimité, de cet espace de pensées et de sensations secrètes et intensément partagées qu’ils ont créé par leurs lettres :

J’ai failli vous écrire, Ami, cette nuit tant j’ai eu peur de Vous soudain, quand je me suis aperçue brusquement que vous me connaissiez mieux que personne au monde […]. Comprendrez-vous ce vertige qui m’a saisie en me voyant tout ouverte et feuilletée par votre regard ? Je ne sais pas pourquoi j’en eus aussi brutalement la révélation. Il était tard déjà et je m’étouffais un peu dans ma chambre à l’heure des angoisses. Je voudrais que ce cri ne te blesse pas, mon Ami, qui est comme un puits ? et mes joies et mes peines au fond ? et que tu me dises si tu savais déjà que l’amitié, comme l’amour, a goût d’irrémédiable. (I, 81)

La belle métaphore de Mireille lue à livre ouvert par le destinataire de ses lettres précède de quelques mois la matrice de tout énoncé amoureux, la simple proposition « je t’aime » qui ne s’énonce jamais sans résistance. Cette proposition apparaît pour la première fois en février 1963 dans une formule finale ; encore emprunte-t-elle pour se dire enfin les traits d’une expression figée : « Je t’avais bien dit que j’étais terriblement encombrante… Garde-moi tout de même, s’il te plaît… Qu’est-ce que je deviendrais sans toi ? Je t’embrasse fort, comme je t’aime. » (I, 170).

La première union charnelle bouleverse le choix de la désignation du destinataire : « Mon amant, oui. Mais encore mon ami, et je serai ta très petite fille toujours, pour que tu consoles cette douleur de t’aimer. » (I, 227). Apparaît dans la correspondance du printemps 1963 le motif érotique de la main caressante, motif qui sera sans cesse repris et enrichi dans les lettres et qui migrera, chez l’un comme chez l’autre, vers l’œuvre poétique : Mireille Sorgue compose une « célébration de la main » , fragment publié dans L’Amant et, deux décennies plus tard, François Solesmes publie De la caresse3. A l’automne
1963, leur amour traverse une « crise de croissance » dont la correspondance se fait l’écho. Mireille, en vacances dans un camp de nudistes à Agde, s’éprouve « vivante, vivante de chair et de sang fiévreux, fougueux » (II, 26), éprouve les exigences d’un corps qui ne se laisse plus oublier et qui envahit la correspondance, éprouve le désir du plaisir, les appétits d’un « corps qui a besoin d’être rejoint » (II, 33) et résiste, non sans lutte, aux sollicitations d’un garçon de son âge. Elle ne cache rien à l’amant quitte à le peiner et à l’inquiéter ; des lettres tourmentées s’échangent ; la crise se résout enfin :

Notre lourde peine s’écoule comme sable de nos mains rouvertes, abandonnées, nos mains hier contractées sur la blessure, dures, tentées d’être cailloux et qui ne furent jamais telles, ni le seront, nos mains redevenues caresses, Toi ma merveille, mon incroyable merveille, et que j’avais perdue le temps interminable et bref d’un cri. Je te contemple avec ce sanglot nerveux de l’enfant à qui l’on rend son trésor, incrédule encore, tremblant qu’on ne l’abuse. (II, 53-54)

Au fil des semaines, l’épistolière manifeste une plus grande audace érotique et le corps de l’Amant est de plus en plus présent dans ses lettres. Si l’on en croit Philippe Brenot, auteur d’un essai sur la lettre d’amour, « le corps de l’homme est absent des écrits féminins centrés sur celui de la femme, car il est une évidence des écrits féminins qui domine toutes les autres : l’amour de l’amour, « je n’aime que pour le plaisir d’aimer4« .» L’essayiste généralise à outrance mais il est certain que la célébration du corps masculin n’a pas la part belle dans les lettres féminines. Dans ce contexte on mesure mieux à quel point Mireille Sorgue est une épistolière rare, dans tous les sens du terme.

Quel miracle, tout le jour, que celui de ta présence charnelle en moi et comme j’aime qu’absent tu gouvernes mon corps, l’empoignant irrésistiblement par le milieu et le renversant, chaviré sur sa tige ? et la tête gît dans une prairie d’étoiles ? Soudain, j’ai su précisément la force de tes lèvres, le goût de ton haleine, soudain j’ai su la forme précise de ta verge, la douceur de ce ventre que l’on croirait d’un enfant, l’espace de tes cuisses écartées, ou bien cette poitrine plate, si lisse, ou sur ton épaule un tout petit bouton ; soudain j’ai reconnu cette saveur de sel ou de sang… Je suffoque et deviens lourde et m’écoule vers la terre. Dans la rue, en cours, immobile, captivée, j’oscille brièvement ; dans ma chambre, je voudrais m’allonger sur le parquet et rêver… Mon amour, ta lettre de ce main était belle, et si bonne à savoir… (II, 202-203)

Fin 1963, un changement de désignation du destinataire semble marquer une nouvelle phase dans leur échange. Jusqu’alors Mireille Sorgue avait recours à un surnom hypocoristique pour désigner l’amant. Le 22 décembre 1963, le surnom cède le pas devant le prénom : « François chéri : d’habitude ces mots ne me venaient pas, mais ce soir ils ne me paraissent pas surprenants, tant j’ai besoin de recourir à tous tes noms. » (II, 221) Elle analyse avec acuité quelques jours plus tard ce bouleversement désignatif comme l’indice d’un amour qui, s’accroissant, se fait plus possessif :

Ton nom l’autre jour a jailli de moi, nécessairement, désespérément, ton nom comme un effort plus vaste pour t’appréhender ? et voilà qu’à présent je peux t’appeler ainsi, et le soir, dans mon lit, je dis tout doucement ce nom… Quelle étrange chose… Je t’ai d’abord aimé tel que tu es, tel que tu m’es apparu ? mais ce n’était plus assez, et j’ai voulu te posséder depuis toujours, depuis ton origine, j’ai voulu t’arracher au monde, et que tu croisses en moi seule, sans autre mère que moi, sans autre femme que moi, et n’ayant connu que mon ventre.

Alors ton nom est sorti de moi ? et ce fut comme si je t’avais enlevé.

Ton nom fut comme un rapt ; et je suffoquai de ta présence vive entre mes bras. (II, 228)

Caractéristiques des Lettres à l’amant

Au lecteur familier des lettres d’amour, il n’échappe pas que les lettres de Mireille Sorgue présentent quelques signes distinctifs assez nets.

Tout d’abord, toute pétrie qu’elle soit de littérature, Mireille Sorgue échappe au modèle canonique de l’épistolière amoureuse qui se confond avec l’amante passionnée délaissée voire abandonnée : ce dernier modèle domine en effet la fiction épistolaire sous la tutelle d’Ovide et des Héroïdes, de Guilleragues et des Lettres de la Religieuse portugaise, comme les correspondances authentiques sous l’égide de Julie de Lespinasse. Il est à ce point prégnant qu’il conduit Roland Barthes à généraliser dans Fragments d’un discours amoureux. « Historiquement, le discours de l’absence est tenu par la Femme5. » La femme serait celle qui attend, à disposition, en souffrance. Les lettres de Mireille Sorgue sont un éclatant démenti de ce lieu commun.

Le contraste avec les lettres de passion de la tradition portugaise se révèle saisissant. L’absence n’est plus un malheur irrémédiable qui pèse sur la femme enfermée dans sa solitude […].

L’absence devient une sorte de pause musicale, un état provisoire librement accepté de part et d’autre ? car Mireille, toute passionnée qu’elle est, n’est pas plus prête que son amant à vivre dans le tête-à-tête éternel du mariage. Pour ceux qui vivent dans la certitude des retrouvailles, l’attente s’affirme éblouissante promesse. L’écriture épistolaire, ce discours de l’absence, en sera totalement transformée. L’acte d’écriture devient acte de jouissance, créé, comme le dit Mireille, « pour mon plaisir et le tien », caresse incorporelle qui complète la caresse physique. La femme n’écrit plus pour écouter résonner ses propres paroles dans le silence, prolongeant ainsi, pour elle, une passion menacée, mais pour faire de la lettre un nouvel acte d’amour6.

 

Les Lettres à l’Amant sont également singulières dans la mesure où elles constituent une correspondance heureuse, mais une correspondance heureuse qui laisse entendre en sourdine les accents graves voire tragiques d’un temps qui semble se savoir compté, d’un désespoir latent, du vertige de l’appel de la mort : « Amour mien, je te demande pardon d’avoir manqué de sérénité. […] Simplement la mesure de peine égale à mon bonheur de vivre, le symétrique désespoir de mon amour, le sanglot qui soutient les mots émerveillés soudain perceptible. Une griffe un peu plus aiguë qu’à l’ordinaire. » (II, 156-157) François Solesmes dans L’Amante, récit voué à la mémoire de Mireille Sorgue, confie combien la relecture rétrospective et globale des lettres de l’amante lui a fait mieux entendre cette basse continue d’un sanglot désespéré : « Simplement, le resserrement que ma lecture imposait à ce qui s’était étiré au fil des ans, s’il exacerbait la magnificence du verbe, le luxe de nos jours, mettait-il aussi en lumière l’ampleur et la constance de ton mal de vivre, si bien que j’oscillais sans cesse entre l’exultation et l’abattement7. »

Correspondance heureuse néanmoins parce qu’elle croit au pouvoir des mots : la lettre n’est ni un substitut dégradé de la rencontre amoureuse, ni une représentation fantasmée du destinataire qui ferait obstacle à la rencontre réelle. Il n’y a pas pour Mireille Sorgue de hiatus entre vivre et dire, mais une fusion délectable. Ecrire l’amour, c’est l’approfondir et l’élucider sans rompre avec la réalité : « Mais je refuse l’inconscience. J’écris pour être lucide, j’écris pour mieux t’aimer. Ce ne sont pas des raisons d’écrivain, mais des raisons d’amoureuse8. » Il est bien sûr dans les lettres de Mireille Sorgue des évocations de moments passés, des projets de rencontres, mais la lettre est surtout dévolue à l’instant présent, vibrant, qui recrée sur le papier l’émotion amoureuse. L’écriture ne mime pas le désir et la jouissance, elle les suscite :

Mon amour, longtemps je me suis tue rêvant devant la feuille blanche, la feuille immense comme ce long loisir où j’entre, ne pouvant me résoudre à dire ces mots qui ne valent pas leur pesant de silence. Alors tout incertaine, étonnée de bonheur, je commence tout doucement car le soleil qui m’alourdit berce ma main, à peine effleurant ton visage, en lente reconnaissance de mes domaines. Et comme si de hautes paroles pouvaient défaire le charme que j’éprouve, je parle très bas, à ton oreille seule, à ta bouche ; et comme si des gestes trop brusques allaient susciter des prodiges, mes mains à peine s’enhardissent sur ton corps ; mais si prudentes soient-elles, je sais où elles s’acheminent et quelle vendange elles font ? je soupçonne une éclosion soudaine, imminente ? la chute du soleil dans l’herbe, comme un fruit trop mûr qui s’écrase ? la chute infiniment du soleil qui
s’abîme. Mon amour, mon amour, je te retrouve et ce sont les vacances, mon amour, et je suis devant toi comme en lisière d’un pré avant d’être fauché, savourant avant que d’oser m’y étendre son parfum opulent… L’eau à la bouche. (I , 337)

Le lyrisme du corps amoureux

Une épistolière de la célébration

Mireille Sorgue est une lectrice passionnée de poésie, des grandes amoureuses éprises d’absolu que sont Louise Labé ou Catherine Pozzi, des surréalistes, de Valéry, le poète de l’ « imminence », mot qui ne cesse de hanter sa correspondance, de Saint-John Perse, de Claudel. Cet univers de lecture n’est pas sans influencer sa manière d’écriture. Ses lettres, à haute teneur lyrique, au charme incantatoire, célèbrent inlassablement jusqu’à l’envoûtement, dans un flux incessamment renouvelé, riche de métaphores souvent concrètes et sensuelles, l’amour et l’amant.

Mon amour, je nous retrouve avec fracas […]. Je nous retrouve et retrouve notre particulier langage, cette limpidité du dialogue ? et nos lettres ne sont jamais mieux nos lettres que lorsque nous n’avons apparemment rien à nous annoncer, que lorsque l’événement, ? le signifiant ? n’en obscurcit pas le ton… Fluidité pure lavant le visage lisse de notre amour, eau lègère que n’entrave plus dans son écoulement le charroi des herbes et des feuilles… Je nous retrouve et je viens à toi ce soir souplement, belle enfance ravie chargée d’une offrande naïve ? précieuse dans ma main comme un bouquet votif, fleur multiple insolite que composent dans ma paume des étoiles de mer… (II, 43)

Apostrophes adorantes, énumérations, anaphores, exclamations jubilantes envahissent les lettres devenues éloge de l’amant : « Je suis bien au monde, par la grâce de Toi ? et j’aime ce que contient le monde parce que tu me le donnes résumé dans tes paumes, tes lèvres, ta langue, mon doux maître… » (II, 120) C’est un moderne et laïque Cantique des Cantiques que compose Mireille Sorgue, texte qu’elle lit d’ailleurs avec joie9.

Le dire de l’intimité

La célébration de la main

Au centre de la célébration s’inscrit le motif de la main ; Mireille Sorgue, renouvelant en quelque sorte le genre de la Renaissance, fait de certains fragments de ses lettres de véritables blasons en prose. A l’origine du motif, un geste initial, le geste du futur amant sur la joue de Mireille lors de leur premier rendez-vous en mars 1963 après dix-huit mois de correspondance suivie, geste telle une caresse fondatrice appelée à devenir dans les lettres et dans les fragments de L’Amant un véritable biographème : « Je me souviens de ta voix me tutoyant ? à quoi je te reconnus, de ma fièvre, et de ta main sur ma joue. Il me semble même que je la baisai de gratitude… » (II, 119) La main de l’amant est celle qui révèle à la jeune fille la terra incognita qu’est son corps. Dès la première phrase de la première lettre de Mireille Sorgue écrite après le premier rendez-vous sont célébrées les mains de l’amant : « Tu ne dors pas encore, non, tu ne dors pas, puisque tu t’apprêtes à venir me rejoindre, puisque je t’attends et que tu vas me prendre tout contre toi, et me garder dans tes grandes chères mains souveraines, pour qu’il fasse soleil encore toute cette nuit. » (I, 225) La main rapidement s’impose comme le noyau d’un travail stylistique, la source d’une inventivité poétique. L’épistolière se plaît à la construction de composés provisoires : « Il y eut d’un seul coup ta voix, ta bouche-à-la-fontaine, tes mains-de-pillerie, tes mains-de-rapine, tes mains-que j’aime… » (I, 238). La main est le lieu d’une jouissance métaphorique : « Il gèle, beau prétexte pour rêver d’amour, du feu de tes mains, s’il te plaît, ? tes mains de paille et de plume, furtives, tes mains mobiles de rivières, dures, précises, tes mains de tison ? dessine-moi tes mains s’il te plaît, comme un arbre tremblant au-dessus de moi ? et lourdes comme fruits d’automne, ouvre-les à ma ressemblance, s’il te plaît » (II, 205). Cette invocation porte à la fois le souvenir du Petit Prince, très présent dans les lettres de Mireille Sorgue, qu’elle pastiche là avec bonheur, et du Breton de « l’Union libre » et de son goût des métaphores avec la préposition « de » en position centrale entre une partie du corps de l’être aimé et un élément matériel et concret. La métaphore est comme une loupe poétique qui magnifie la main, et la main est également à l’honneur dans la synecdoque qui procède par grossissement de l’élément d’un tout. « J’ai grand besoin de tes mains cernant tant de folie » (I, 229). « Je me confie à tes mains » (I, 324). La main, à la croisée de la luxuriance de la métaphore et de la sobriété suggestive de la synecdoque, ne cesse d’être chantée, associée par Mireille Sorgue à une autre figure privilégiée de son imaginaire, l’arbre : « Le plus bel arbre c’est ta main, et l’arbre jumeau de mon sang qu’elle rassemble en gerbe » (II, 373).

Le « noir du ventre » (I, 241)

L’amant a révélé à Mireille Sorgue la jouissance d’être femme :

[…] mon corps existe, depuis toi. C’est difficile à expliquer, encore que cela ne me gêne pas à dire ; et je m’étonne ; car tout de même, avant que je ne te rencontre, des hommes vivaient autour de moi ; mais je ne les désirais pas ; à peine si depuis l’été dernier je savais le goût ? de fruit vert, parfaitement ! ? de cette flammèche furtive allumée au noir du ventre. Et maintenant… Maintenant ! Ah si les gens savaient pourquoi je ris parfois dans la rue ! Je ris du bonheur de te sentir t’établir dans mon corps ; je ris d’une grande faim qui me vient… Si ma mère lisait ces lignes, recevrais-je une fessée ? (I, 241)

Dès le premier rendez-vous, l’épistolière a conscience que l’art de l’amour, « art très difficile d’arabesques et d’harmonies » (I, 225), n’est pas donné d’emblée mais s’inscrit dans le temps d’un apprentissage et elle évoquera rétrospectivement avec acuité dans les fragments de L’Amant l’éveil de son corps au plaisir :

Ce n’est plus un désir grêle comme les premières années ? brûlure de chair verte. Je me souviens de la curiosité avec laquelle je percevais en moi ces rapts trop brefs.

Ce désarroi un instant,

La révélation d’une chair vulnérable,

Le défaut de la chair10.

La main caressante de l’amant qui fait jouir l’amante au « noir du ventre » appelle la belle métaphore de l’effeuillaison : « La paume offerte au petit Prince, mais encore les doigts déliés, experts effeuillant un soleil noir ? ramant une eau profonde… » (I, 312) On retrouve cette métaphore sous la plume de François Solesmes lorsqu’il médite, dans De la caresse, sur le mot d’intimité « qui contient le resserrement et le retrait, la pénombre soulignée d’effeuillaisons du silence 11». L’amante est celle qui est « feuilletée par [le]regard » (I, 81) et effeuillée par la main de l’Amant.

Quand écrire une lettre est faire l’amour…

« Ecrire : aimer, inséparables. Ecrire est un geste de l’amour. Le Geste12. » Ce propos d’Hélène Cixous s’applique merveilleusement à Mireille Sorgue. Avec cette dernière, le texte épistolaire aspire à fonctionner le plus possible au perfomatif. Ecrire est un acte amoureux, participe des actes d’un corps sexué :

[…] je veux que mes lettres les plus courtes pèsent le poids d’actes d’amour trouvant en elles leur propre fin. Je refuse le stratagème, le palliatif, l’expédient pour vivre « jusqu’à la saison prochaine » ? ce juin « bientôt ». Je refuse le recours à l’espoir ; l’amour présent suffit à composer chaque parole. Je t’aime. (II, 307)

Définissant l’incantation, Mireille Sorgue parle d’ « invocation efficace » (II, 350) ? « l’objet invoqué n’est pas évoqué absent mais recréé présent » (II, 350) ?, et c’est en ce sens que ses lettres sont incantatoires, recréant les corps amoureux, leur union passée et à venir en une même continuité vibrante.

« Crois-tu que je vais savoir écrire des lettres d’amour ?» (I, 235), s’interrogeait-elle, peu après leur premier rendez-vous. Des lettres d’amour, elle en a écrit des centaines où la tendresse, parfois presque maternelle, côtoie la passion érotique, où s’esquissent les images privilégiées d’un paysage amoureux fait d’arbres, de coquilles et d’étoiles, où se confondent et s’exaltent l’ardeur d’aimer et l’ardeur d’écrire :

Depuis combien de temps suis-je ainsi, le front reposant sur ma main, retenant les mots qui t’invoquent, te décrivent, cherchant ceux qui me permettront le plus sûrement de t’atteindre ? … Viendrai-je doucement, par successifs et lents effleurements de syllabes choisies
pour leur particulière douceur, ou bien t’investirai-je d’un cri ? Je ne sais, je voudrais tout ensemble t’envelopper insensiblement, délicatement, et te saisir avec l’impétuosité du vent sauvage. Je contiens mêlés l’infinie tendresse des mères, des pays d’herbes et des soirs d’été, et l’élan des très jeunes amoureuses gaspillant leurs forces, ou de la mer dont tu me parles… tout cela pour mieux te prendre, ou pour ne plus savoir du tout. (II, 479)

1 M. Sorgue, L’Amant, Albin Michel, 1985, p. 143, lettre de Pâques 1963.

2 Toutes les références aux lettres de Mireille Sorgue, données au fil du texte, renverront à l’édition suivante :

  • M. Sorgue, Lettres à l’amant, tome I, Albin Michel, 1985, coll. « Le Livre de poche ».
  • M. Sorgue, Lettres à l’amant, tome II, Albin Michel, 1985, coll. « Le Livre de poche ».

3 F. Solesmes, De la caresse, Editions Phébus, 1989.

4 Ph. Brenot, De la lettre d’amour, Zulma, 2000, p. 25.

5 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Editions du Seuil, 1977, p. 20.

6 S. L. Carrell, « La lettre d’amour aujourd’hui : Mireille Sorgue », Cahiers de l’Assoiation Internationale des études françaises, mai 1987, n°39, p. 209.

7 F. Solesmes, L’Amante, Albin Michel, 1988, p. 19.

8 M. Sorgue, L’Amant, op. cit., p. 19.

9 Voir II, 225-226.

10 M. Sorgue, L’Amant, op. cit., p. 95.

11 F. Solesmes, De la caresse, p. 19.

12 H. Cixous, « La venue à l’écriture » in H. Cixous, M. Gagnon, A. Leclerc, La Venue à l’écriture, Paris, 10/18, 1977, p. 47.