Mélancolie et genre épistolaire à l’âge classique

Mélancolie et genre épistolaire à l’âge classique

Introduction

Saturne et Mercure

Par Geneviève Haroche Bouzinac

Plus que toute autre humeur,  » la mélancolie fait progresser les idées des hommes « , affirme Robert Burton. La mélancolie est véritablement une notion  » opératoire  » commente Jackie Pigeaud dans une postface donnée à la réédition de la somme de Burton1 dont les éditions Corti ont récemment procuré les trois volumes à la commodité du lecteur moderne. C’est effectivement de notion qu’il faut parler, car la mélancolie n’est ni un concept, ni un thème, tout au plus une question, plus modestement, au regard de la médecine un ensemble de symptômes dont la description varie historiquement2. Mais ce n’est pas en raison de son caractère  » opératoire  » que nous avions incité un ensemble de chercheurs à tremper, selon l’exemple de Voltaire,   » le pinceau dans la palette du Caravage « .

Y avait il encore quelque chose de neuf à dire à propos d’un sujet sur lequel se sont déjà exercées les plumes les plus érudites ? Nous avions, avec Emmanuel Bury, dans le cadre d’une journée d’étude organisée à Versailles3, sous le double patronage de l’AIRE et de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, parié sur une réponse affirmative. Les résultats ont dépassé nos espérances. Les contributions ici réunies prouvent que la liste des illustrations de la maladie des vaporeux n’était pas close : l’apport épistolaire pouvait non seulement augmenter mais encore nuancer le questionnement en plaçant l’humeur mélancolique dans des situations peu envisagées encore par la critique. Les études critiques en effet se sont concentrées essentiellement sur les théories philosophiques, religieuses, médicales et leurs formulations iconographiques et poétiques en laissant dans la pénombre le dialogue épistolaire. Autre récompense, mais ce n’était pas une surprise : la grande qualité des communications et la fertilité du débat. Celui-ci a même inspiré à Michel Launay une lettre entre commentaire et révélation de soi, lettre dans laquelle la notion de stratégie épistolaire est revisitée. Comme nous sommes ici entre amis, il nous autorise à la publier. L’ensemble d’études qui suivent s’est donc enrichi de deux contributions supplémentaires car Gérard Bonnet4 a bien voulu en postface apporter la précieuse contribution de la psychanalyse à ce sujet : il montre comment la correspondance joue un rôle capital dans l’élaboration de la réflexion freudienne sur la mélancolie.

Une autre démarche que j’avais initiée presque simultanément associait la lettre à la réflexion morale qui s’épanouit dans la belle métaphore du  » miroir de l’âme « . Le point de départ de ces deux pistes de recherche était le même : une méditation sur l’ambiguïté de la réflexivité épistolaire. La réflexivité exprimée par la métaphore du miroir et qui permet à l’épistolier d’emprunter la voie de la généralisation, issue qui lui permet de s’évader de la prison du soi, est également au cœur du phénomène mélancolique. Mais cette réflexivité même dont un ensemble d’études publié en 19995 nous a permis d’observer les reflets, cette réflexivité inséparable de la mélancolie, ne la recouvre pas tout entière. Ici la question posée était simple, presque élémentaire : comment le genre le plus adressé pouvait-il accueillir en son sein la maladie qui anéantit toute forme de dialogue ? Notre texte d’orientation incitait les participants 6 à envisager fermement dans cette contradiction la place du destinataire et à confronter le désir d’épanchement nourri par l’épistolier aux impératifs du code.

En effet, cette  » mère de tous les péchés  » selon l’expression de Kierkegaard, est là contre toute attente, contre tous les codes. La règle honnête qui associe correspondance et enjouement la bannit, la tradition salésienne de lutte contre la tristesse demande qu’on l’éloigne7. Elle ne fait pas partie des nomenclatures topiques dont les Secrétaires dressent l’état. C’est donc toujours par une porte entrebâillée qu’elle se glisse dans le discours épistolaire. Diderot retrace poétiquement cette entrée par effraction, il souligne un des éléments de sa bipolarité, entre plaisir et déplaisir :  » La mélancolie a trouvé mon âme ouverte, écrit-il le 30 septembre 1760, elle y est entrée et je ne pense pas qu’on puisse l’en déloger tout à fait. Elle ne me déplaît pas trop « .

La lettre offre-t-elle un tableau clinique pertinent pour l’étude de la mélancolie ? Plutôt que de mélancolie, c’est sans doute de mélancolies qu’il faudrait parler, malgré les points communs qui réunissent les textes ici étudiés. Sans savoir de quoi il manque, le mélancolique a tout perdu. Il souffre de relations difficiles avec l’espace. Jean-Noël Pascal nous fait découvrir la géographie des mouvements de Julie de Lespinasse : des Limbes aux Enfers. Tout fait problème dans la journée du mélancolique. Le temps ne s’écoule pas de façon fluide: il pèse, il dure. Bernard Bray souligne les indécisions d’un Guez de Balzac  »  ni capable d’agir, ni de se reposer « . La lumière se voile de vapeurs sombres dont un subtil  » nuancier  » nous est offert ici par Françoise Sylvos dans la correspondance de madame de Sévigné, du  » clair-obscur  » à un  » gris-brun  » qui risque fort de virer au noir. Le guilleret Voiture déjà voyait les visages  » au travers de la fumée « . D’autres symptômes encore, dont on a peine à savoir s’ils sont un effet du corps sur l’âme ou un effet de l’âme sur le corps tant tout se confond… Le rythme enfin a son importance : le caractère obsessionnel de la souffrance, la dimension réitérée de la plainte qui se superpose parfaitement au ressassement épistolaire, son caractère exclusif, envahissant :  » Tout me gêne, m’embarrasse, me trouble  » geint la correspondante de Liston. On aurait des difficultés à relever quelques traits originaux dans ces inlassables anatomisations cliniques qui disloquent l’unité d’un corps autrefois bien portant.

Et malgré la plainte, le destinataire est toujours là ; il résiste. Il se fait  » l’éponge  » des ondées qui noient les  » replis du cœur  » de Belle comme le souligne très à propos Laurence Vanoflen. Ce n’est pas seulement par générosité. Lui aussi y trouve un bénéfice. La réflexivité mélancolique a l’avantage de permettre un dédoublement et le moi élastique peut adopter la position de Démocrite : ironiser sur son mal. Marianne Charrier commente avec humour cette conclusion d’une lettre adressée à Liston :  » Voilà une belle chienne de lettre « . Si Voltaire,  » le rieur plein de larmes  » avait été représenté ici, nous aurions évoqué sa façon de terminer une lamentable lettre par le post-scriptum :  » Voilà une lettre bien gaie « 8.

Une autre voie est possible qui apparaît grâce à ces études dans toute son évidence. C’est le recours à la théâtralité. La mise en scène de la mélancolie peut tirer la lettre du côté du sublime. Dans les lettres de Julie une lassitude aussi théâtrale que celle de la jeune Parque s’étale :  » je ne sens bien que le mal de mon âme  » dit-elle. Comme Belle de Zuylen, elle cite abondamment Racine. L’ancienne comédienne qu’est madame Riccoboni commente son propre jeu :  » De longs soupirs m’échappent « . La mélancolie des épistolières passe la rampe.

Entre aggravation et guérison, Françoise Sylvos a très délicatement dessiné les méandres de ce qu’elle nomme une  » troisième voie « , la voie esthétique. L’intention d’art permet la participation du destinataire, qui en reçoit un gain de plaisir immédiat

La mélancolie entraîne la lettre du côté du sublime, mais aussi du côté de l’intime car la participation esthétique repose sur la confiance. On a souligné déjà l’étroitesse du lien qui unit mélancolie et amitié. De même qu’une main calmante rafraîchit le front du mélancolique, l’écoute du destinataire a des vertus euthymiques : l’amitié sert de berceau à la mélancolie. On se console entre soi de ce que le monde est si peu consolant. Une convivialité fraternelle se crée entre hypocondres, atrabilaires et mélancoliques. Et paradoxalement les épistoliers en arrivent à connaître une sorte de bonheur mélancolique. Ce n’est pas celui que Montaigne avait relevé en découvrant  » une ombre de friandise et de délicatesse qui nous rit et nous flatte au giron même de la mélancolie « 9, pas plus que ce réconfort en soi donné par le plaisir de pleurer chanté par Ovide dans les Tristes 10. La source du bonheur est extérieure. En socialisant leurs maux, les épistoliers parviennent à éprouver un sentiment
de solidarité qui les rassure : la lettre remplit parfaitement son rôle de consolation.

 » Be not solitary, be not iddle 11 » recommandait Robert Burton. En mobilisant la main, en faisant résonner la voix de l’autre dans les répliques d’une conversation entre absents, la correspondance semble constituer une application modeste du précepte formulé par le père de l’Anatomie de la mélancolie.  » Fallait-il passer par toutes les bibliothèques pour aboutir à ce conseil de nourrice ?  » se demande avec bon sens Jackie Pigeaud12.  Sans doute un utile détour afin de passer des intuitions aux certitudes. Saturne vaincu par Mercure en somme.

 

1 Robert Burton, Anatomie de la Mélancolie, traduction de Bernard Hoepffner, préface de Jean Starobinski, postface de Jackie Pigeaud , Paris, Corti, 2000, vol. I. , p. 655.

2 A ce titre on rappellera que le terme ne constitue pas une entrée du Vocabulaire de la Psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis. PUF , 1967 .

3 Journée d’étude du 28 mars 1998, Mélancolie et genre épistolaire à l’âge classique organisée par Emmanuel Bury et moi-même.

4 Gérard Bonnet, (A.P.F.), directeur de l’École Propédeutique à la Connaissance de l’Inconscient, auteur de L’Irrésistible pouvoir du Sexe, Paris, Payot, 2001.

5 Lettre et réflexion morale, la lettre miroir de l’âme, coédition, Klincksieck-faculté des Lettres d’Orléans, Paris, Orléans, 1999.

6Pour ce texte voir le Bulletin de L’AIRE, n° 20, p. 38. Hélène Védrine a donné un compte rendu utile et synthétique de cette journée dans le Bulletin de L’AIRE, n°21, p. 27-29. On y trouvera un résumé de la très intéressante intervention de M. Sylvain Menant absente ici et qui sera publiée dans une prochaine livraison.

7 François de Sales, Introduction à la vie dévote, Seuil, 1962,  » Le malin se plaît en la tristesse et mélancolie, parce qu’il est triste et mélancolique et le sera éternellement : donc il voudrait que chacun fut comme lui.  » p. 272.

8 Sur la mélancolie de Voltaire, voir notre  » Mélancolie et Usage de la vie dans la correspondance de Voltaire « , dans Malinconia, Malattia Malinconica e letteratura moderna, a cura di Anna Dolfi, Roma, Bulzoni, 1991, p. 153-170.

9 Montaigne, Les Essais, éd. Gallimard, 1965, Livre II, chap. 20.

10 Tristes, livre IV .  » Il y a un certain plaisir à pleurer. « 

11  » Ne soyez pas solitaire, ne soyez pas oisif. « 

12 Ouv. cité, p. 1897.