Mitsou, Ou comment l’esprit vient aux filles d’après Colette

Théâtre de Poche, 2-12 mai 2007

10, rue d’El Alamein-Quartier Bonnefoy, 31500 Toulouse

Mise en scène Nathalie Dewoitine

Mitsou, petit bijou textuel, mi théâtre, mi-roman (épistolaire), a fait l’objet en 1986 d’une édition et d’une présentation soignées de Bernard Bray dans la Pléiade[1]. Celui-ci, dans sa Notice, y montrait l’origine alimentaire de ce texte de jeunesse de Colette, inspiré de l’époque bohème et du monde de L’Envers du Music-hall dont il est « une suite légère et amusante », du temps où la jeune écrivaine était chanteuse, danseuse et… amoureuse. Mais B. Bray y insiste surtout sur la complexité de l’écriture, au vu d’un double état du texte (paru d’abord en 1917 dans La Vie Parisienne, puis, sous sa version définitive, en 1919 chez Fayard). Sa forme en effet, résolument théâtrale, est constituée d’une alternance de répliques entrelardées de longues didascalies presque parodiques dans leur démesure, décrivant le décor, l’atmosphère, les personnages. Or cette forme est contredite par un découpage en quatre « chapitres », structure narrative supérieure qui semble coiffer l’ensemble et justifier l’insertion de lettres échangées entre les deux amoureux au milieu et à la fin du récit. Cette forme gigogne, semblable aux boîtes des illusionnistes de music-hall justement, offre un défi à la mise en scène, autant qu’un intéressant questionnement à la (re)lecture.

Pour ce qui est du défi scénique : fallait-il privilégier la structure théâtrale, en traitant les chapitres comme des actes, les entrées et sorties balisant autant descènes ? C’est le parti résolument adopté par Nathalie Dewoitine, dynamique metteuse en scène toulousaine qui renoue avec bonheur avec une tradition boulevardière bien présente dans le texte (on y trouve pas moins de deux « amants dans le placard »). Toutefois une surabondance de changements de décors tend à introduire une certaine confusion dans l’esprit du spectateur, qui peine à retrouver le schéma quadri-partite sous la multiplication des « saynètes ». En revanche, N. Dewoitine tire un excellent parti des intermèdes épistolaires, diffusés en « voix-off », qui confèrent aux lettres toute leur sonorité poétique. C’est d’autant plus vrai quand elles s’échangent soudain à un rythme plus soutenu : les deux voix se chevauchent alors, en un montage sonore subtil qui restitue à la fois les aléas de l’échange épistolaire et la dimension du temps qui passe (rendu au cinéma par ce qu’on appelle les « fondus enchaînés » responsables des ellipses temporelles).

Un quarteron de jeunes acteurs rend à merveille la fraîcheur du texte, évoquant l’inamoramento de Mitsou, jeune comédienne de variétés trop sérieuse sous son rimmel, tombée dans le music-hall pour ne pas choir dans le ruisseau – puisque la sécurité de l’emploi se trouve, en cette période de guerre, mieux assurée sur les planches que dans les ateliers. Entretenue par un quinquagénaire débonnaire, L’Homme bien, Mitsou découvre brutalement l’amour et le monde sous les traits d’un jeune permissionnaire en capote bleue, lorsque celui-ci, « poursuivi » par la voisine de loge de Mitsou, l’effrontée Petite-Chose, s’échoue soudainement dans le placard de notre jeune diva en compagnie d’un coreligionnaire « kaki », pour échapper aux poursuites d’un régisseur soucieux de bonne moralité. Ce (nouveau) monde, Mitsou le découvre doublement : d’abord à travers l’élégance morale du jeune homme, devenu son « Lieutenant bleu » par lettres interposées, qui la remercie de son geste par un paquet expédié dès le lendemain (un cadeau délicat, accompagné d’une première lettre : de gracieux flacons pour coiffeuse de dame). Mais le monde, c’est aussi toute la gravité du front révélée à cette jeune fille de l’arrière, avec ses horreurs et ses sacrifices inutiles, ses jeunes hommes à peine tirés du collège, et jetés dans une tourmente absurde. Une amère satire des amusements parisiens est ici décochée par l’impertinente Colette aux lecteurs de La Vie Parisienne. Ce double décalage entre les jeunes gens forgera le quiproquo amoureux du récit, comme aussi la trame du roman épistolaire, qui rappelle incidemment les lettres de poilus à leurs trop naïves marraines de guerre[2].

Or l’inévitable rupture qui semble clore le récit, c’est-à-dire la fuite du jeune homme après une nuit qu’il préfère sans lendemain, doit être méditée, dans son apparent fatalisme, à la lumière du sous-titre. Le récit, en rupture avec le conte social des XVIIIe et XIXe siècles,  n’est pas celui d’une séduction, d’un abandon cruel et banal, d’une rencontre de passage entre un jeune homme déniaisé et une grisette sans conséquence. C’est encore moins le conte licencieux rappelé par un sous-titre tiré de La Fontaine[3]. Quel est donc cet esprit censé venir à Mitsou, à l’issue de cette rencontre ambiguë ? Ce n’est certes pas, au sens ironique du terme utilisé par La Fontaine, la connaissance suave ou douloureuse des choses de l’amour, banalement dispensée par L’Homme bien. Car, ainsi que le souligne humblement Mitsou dans une de ses lettres, celle-ci se reconnaît différente après la rencontre de son Lieutenant Bleu, qui « n’a pas pu faire autrement que de donnez [sic] quelque chose à celle qui n’avait rien ». Émerveillement de la rencontre amoureuse dans toute sa spontanéité ? Réconfort narcissique à se sentir distinguée non pour son statut de danseuse (Le Lieutenant Bleu ne tient pas à assister au spectacle), mais pour ce que Mitsou possède de plus singulier, de plus intime, de plus « elle ». Cette reconnaissance lui paraît si précieuse que son bénéfice ne semble pas même se dissiper à la fuite du jeune homme, mais s’accompagne de l’espoir diffus d’une possibilité de retrouvailles. Mitsou abandonnée se sent invincible – c’est le sens, très aristocratique, de la dernière lettre, quasi « portugaise »[4]. Cette force nouvelle, que Mitsou tire de sa rencontre éphémère avec le prince charmant, est-elle de nature morale, spirituelle, esthétique ? Est-ce un rachat, une révélation, une initiation ? Aurait-elle à voir, dans un sens métaphorique, avec le cadeau offert par le jeune homme ? Rappelons-nous les objets offerts (« Elle défait le paquet, qui contient deux flacons, une boîte à poudre, bien taillés et bien gravés, et une lettre »), puis les termes de l’offrande, un brin railleurs, de cette lettre qui les accompagne :

Il m’a bien paru, avant-hier soir, que vous aviez dû consacrer la quasi-totalité de vos appointements à l’achat de la 16 HP Renouhard qui vous attendait, puisque la poudre de riz, dans votre loge, s’évade de sa boîte d’origine, et que le litre d’eau de toilette à la verveine y porte encore l’étiquette d’un grand magasin. Voulez-vous, en remerciement d’une hospitalité qui vous fut imposée, verser verveine et poudre dans ces cristaux ? Ils sont sans rareté, mais – dussé-je en vous l’apprenant vous causer unesurprise un peu brutale, c’est la guerre (c’est nous qui soulignons).

Rappelons-nous aussi le peu d’attention que Mitsou accorde au début à la nature de ces objets : cette boîte à poudre notamment, « un fort joli confiturier Restauration», selon la vieille habilleuse pleine d’usage et de sens, elle le qualifie de « compotier ». Pour elle ce ne sont que « verrerie » et « flacons », quand ce sont bien des « cristalleries » (et même des « cristaux […] de chez Dauvel » – c’est-à-dire probablement Daum), pour L’Homme bien offusqué qui s’y connaît également.

Si l’on se souvient enfin comment l’amour, selon Stendhal, est cette substance semblable au sel qui cristallise autour d’un simple rameau, et possède la faculté de tout rendre ainsi merveilleux, on peut s’imaginer que ce que le jeune lieutenant offre à Mitsou est bien de nature esthétique : cette confiance, cette faculté d’émerveillement devant la vie, vue enfin au travers du prisme de la beauté (celle du jeune homme, de ses manières, de son écriture et de sa grâce). Elle n’avait que la poudre (aux yeux), Robert lui fait don du flacon qui l’enclôt et qui, par son scintillement, démultiplie la vision, conférant poésie à toute chose… avec l’ivresse qui l’accompagne. Nantie de cette nouvelle richesse, de cet esprit (comme on parle d’esprit-de-vin) qui intensifie les sensations, on comprend que Mitsou aborde la réalité sous un angle élargi, plus sensible aux vicissitudes de la vie («  et moi je forme de souhaits pour qu’il ne vous arrive rien de mal ») comme à ses métamorphoses (« N’empêche qu’une femme qui a une obstination en amour, ça pousse vite. Ça fleurit »), et même, comble de sagesse, à la relativité de toute relation (« Mon amour, je vais essayer de devenir ton illusion »).

Le message est très moderne, féministe évidemment. A travers la métaphore du flacon de cristal, l’amour est décrit par Colette, non comme une révélation transmise par une entité masculine, mais comme l’apport d’un ensemble de facultés compatibles avec l’héritage féminin, permettant entre l’homme et la femme une association féconde (du type flacon/poudre). L’image comporte une critique morale et sociale (le luxe des cristaux, la modestie des produits de beauté), mais aussi philosophique : l’amour
est l’alliance d’une forme et d’un contenu, et il n’est pas anodin que ce contenu soit ici porté au crédit de Mitsou, une femme…

 

Odile Richard-Pauchet, Toulouse


[1] Colette, Œuvres, II, édition publiée sous la direction de Claude Pichois, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 647-716.

[2] Voir la Table Ronde organisée par l’AIRE sur les Lettres de guerre, Paris, Salon de la Revue, 2005.

[3] Comment l’esprit vient aux filles, « conte gaulois de La Fontaine », comme le souligne Bernard Bray.

[4] Nous faisons allusion ici, bien entendu, à la cinquième lettre de la Religieuse portugaise (Lettres Portugaises de Guilleragues, parues en 1669).