Sainte-Beuve, Correspondance générale, Lettres retrouvées, I (1823-1859), II (1860-1869), recueillies, classées et annotées par Alain Bonnerot, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2 volumes (798 p., 724 p.).

Sainte-Beuve, Correspondance générale, Lettres retrouvées, I (1823-1859), II (1860-1869), recueillies, classées et annotées par Alain Bonnerot, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2 volumes (798 p., 724 p.).

          Toute correspondance s’offre au lecteur comme un ensemble protéiforme et lacunaire, plus encore, paradoxalement, quand elle est dite « générale », qualificatif que les éditeurs réservent aux publications qui prétendent embrasser l’intégralité d’une correspondance – lettres envoyées et lettres reçues. Protéiforme, parce que le principe de l’intégralité du corpus épistolaire présenté interdit par principe toute sélection en fonction de quelque paramètre que ce soit ce qui génère forcément une certaine disparate ; lacunaire, cependant, parce que rien n’assure jamais à l’éditeur d’une correspondance la complétude de son ensemble, d’autant plus quand le cœur de la galaxie est un épistolier aussi assidu que le fut Sainte-Beuve, lui qui déclarait à l’envi « j’ai toujours aimé les correspondances »… Fervent amateur de lettres, ayant contribué à l’émergence d’un goût véritable pour les correspondances et pout tout ce que Barbey d’Aurevilly appelait la « littérature épistolaire », Sainte-Beuve fut aussi un grand praticien de la lettre, comme ces deux volumes de lettres retrouvées en attestent. Ils viennent s’adjoindre au grand ensemble de la Correspondance générale de l’écrivain, dont la publication, qui compte dix-neuf volumes, s’échelonna de 1935 à 1983. C’est Jean Bonnerot qui se lança dans les années 1930 dans cette entreprise vertigineuse de rassembler, recenser, classer et annoter la correspondance de celui qui, de par sa posture et sa fonction dans le champ littéraire de son temps, apparaît aujourd’hui comme la mémoire de son siècle. Exemplaire, l’édition de Jean Bonnerot allait plus loin que la seule publication des lettres en fournissant quantité de clés ouvrant l’univers où évoluait Sainte-Beuve. C’est dans le sillage de son père qu’Alain Bonnerot s’est situé quand il a repris sa succession comme éditeur de la correspondance beuvienne. De l’un à l’autre on trouve la même rigueur scrupuleuse quant à l’identification de la lettre (il arrive d’ailleurs que la date de telle lettre établie par Jean Bonnerot soit rectifiée par Alain) ; le même soin apporté à la contextualisation de la lettre ; le même souci de mettre en perspective à partir du document épistolaire tout un panorama littéraire. Pour compléter ce tableau Alain Bonnerot convoque fréquemment des lettres de tiers qui permettent de mieux situer Sainte-Beuve et d’apprécier sa place et son pouvoir dans l’institution littéraire de son temps. Il ne manque pas non plus de signaler les lettres manquantes qu’il a pu repérer grâce celles que Sainte-Beuve a reçues, redonnant ainsi toute leur densité à ces dialogues épistolaires dont il a recueilli dans ces deux volumes des fragments oubliés.

Cela étant, éditer des lettres « retrouvées » ‑ ces suppléments inattendus qui viennent toujours peu ou prou déranger un ensemble déjà constitué et s’y engrènent plus ou moins bien ‑ est une tâche délicate dont Alain Bonnerot s’acquitte admirablement. Toutes ces lettres qui, pour des raisons diverses, ont échappé à la publication précédente se présentent forcément de façon dispersée et même si des séries chronologiques peuvent être restituées une certaine disparate dans le matériau épistolaire se fait sentir qui peut nuire à la facilité et à la séduction de la lecture. Ce phénomène est davantage sensible dans le premier volume qui rassemble des lettres datées de 1823 à 1860 d’inégale importance, aussi bien en volume que dans leur contenu : du simple billet factuel, où défile le quotidien anecdotique – perte d’un parapluie, demande de cigarettes de camphre, rendez-vous manqués…‑ à de longues lettres plus professionnelles qui apportent de précieuses informations sur le critique, sa méthode, ses enjeux, comme cette lettre où, préparant un article sur Chênedollé, avec la femme duquel il est en correspondance, Sainte-Beuve s’explique sur sa conception du portrait littéraire (I, 451) et son plaisir particulier à « pourtraire » (I, 344), comme il dit, certains de ses contemporains. C’est sans doute le plus grand apport de ces lettres retrouvées que de donner de brefs et néanmoins lumineux aperçus sur Sainte-Beuve au travail dans sa vie de « semainier » : demande de documentation, lecture d’articles, conversations avec les proches de l’auteur étudié et consultation de sa bibliothèque, car pour le critique « rien n’est à négliger dans l’histoire littéraire » (II, 278). On mesure la part de recherche et de travail sur laquelle se fonde l’article du lundi, ce boulet que Sainte-Beuve traîne semaine après semaine et qui l’occupe dès le lundi soir jusqu’au vendredi, « jour de collier » (II, 89) où il doit remettre sa causerie. Sainte-Beuve le dit : « je suis un ouvrier littéraire et non un conceptionniste » (II, 88) ; sa critique n’est pas le fruit d’un système mais d’une méthode patiemment mise au point, et ses lettres le montrent exemplairement. C’est aussi toute la vie littéraire du temps qui s’anime par la grâce de ces lettres qui font défiler petits et grands acteurs de la vie culturelle et politique du siècle : Chateaubriand, Banville, Leroux, Rémusat, Mérimée, Marie d’Agoult, Hortense Allart, Poulet-Malassis, Hachette, Véron… et beaucoup d’autres. Il faut saluer à cet égard l’excellent index des noms propres fourni par l’éditeur qui y adjoint un précieux « index propre à Sainte-Beuve », véritable vade mecum pour suivre et comprendre la carrière du critique. 

Dans le second volume (1860-1869) Alain Bonnerot fait figurer, outre les lettres diverses de cette période, des massifs autonomes d’un grand intérêt : une centaine de lettres de Sainte-Beuve adressées à Malvina Blanchecotte, femme poète, avec laquelle il a entretenu des rapports d’amitié amoureuse (1855-1869) ; un important ensemble de plus de cent lettres de la Princesse Mathilde à Sainte-Beuve ; et enfin, en appendice, un dossier autour des lettres d’Adèle Hugo. Ainsi constitué ce second volume dévoile un Sainte-Beuve plus intime, qui « tourne de plus en plus à la taciturnité mélancolique » (II, 452) et affronte des deuils jamais vraiment accomplis, celui de la poésie d’abord, et d’une vocation très tôt étouffée ; celui de l’amour également. A Malvina il adresse ses euphémiques regrets ‑ « il est fâcheux que nous nous soyons connus un peu trop tard » (II, 454) ‑ et fait le bilan désillusionné de son existence : « Je n’ai jamais eu huit jours de suite que j’eusse voulu recommencer » (II, 459). C’est aussi à Malvina qu’il écrit cette phrase, que nous, lecteurs surnuméraires de sa correspondance, pouvons aussi entendre : « Je suis en un mot ce que mes lettres m’ont constamment montré à vous » (II, 460). Il revient à Alain Bonnerot d’avoir ainsi complété l’image de Sainte-Beuve dans le miroir de sa correspondance : ces deux volumes de « lettres retrouvées » apportent leurs nuances de détails qui viennent éclairer et enrichir le grand panorama épistolaire fourni naguère par Jean Bonnerot. 

Brigitte Diaz