Sur les bouteilles à la mer

Sur les bouteilles à la mer

Texte paru dans la Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 31, hiver 2005, p. 227-231.

© Benoît Melançon, 2005

 


Du temps où jeter quelque chose à la mer n’était pas une infraction aux règles élémentaires du savoir-vivre environnemental, on aimait bien confier au hasard des eaux divers types de message. Parfois, c’étaient des lettres; parfois, des objets; toujours, des messages. Quand la bouteille n’a plus suffi, on a trouvé plus efficace, plus rapide, plus moderne.

Le cas le plus banal était celui de l’appel de détresse. X rédige une demande d’aide, la glisse dans une bouteille et la lance à la mer, en espérant que Y — n’importe quel Y — la trouvera et viendra le secourir. Centenaire oblige — il est mort en 1905 —, on trouvera des exemples de cela chez le Jules Verne des Enfants du capitaine Grant ou de l’Île mystérieuse. Dans un registre un peu différent, encore qu’aussi populaire, on en verra d’autres dans la bande dessinée quotidienne B.C. de Johnny Hart ou dans les jeux «Êtes-vous observateur ?» de Laplace : la bouteille à la mer est un des ressorts habituels de ces séries. Il l’est également de la série «Ferdinand». Le 13 janvier 2002, en page C5 de la Presse (Montréal), cette bande dessinée représentait un des dangers potentiels de la bouteille à la mer : la bouteille envoyée par un naufragé de son île déserte était reçue par… un autre naufragé, sur une autre île déserte.

Jules Verne le disait : «pour lancer une bouteille à la mer, il faut au moins que la mer soit là» (les Enfants du capitaine Grant). Elle l’est aux Îles-de-la-Madeleine, cet archipel québécois du golfe du fleuve Saint-Laurent. Et qui dit mer, dit souvent sable. Les Artisans du sable (c’est le nom de leur entreprise) ont décidé de lier bouteille à la mer, mer et sable. Pour célébrer leur vingtième anniversaire, en 2001, ils ont demandé à des amis de jeter vingt bouteilles à la mer, d’un peu partout au monde : «Ces bouteilles contiendront un message universel et elles seront toutes mises à la mer la même journée. Les personnes qui les récupéreront seront invitées à communiquer avec nous pour nous faire part des circonstances de leur découverte.» Depuis, on peut suivre les pérégrinations des bouteilles sur Internet àwww.artisansdusable.com/fr/nouvelles.asp. Trois bouteilles ont été retrouvées à ce jour, et des échanges épistolaires noués. Il n’y a pas que des messages de détresse dans les bouteilles à la mer.

Comme on vient de le voir, Internet oblige, on n’arrête pas le progrès.

De même, après les bouteilles à la mer, il y eut les ballons. Le romancier et essayiste américain Nicholson Baker s’est un jour demandé ce qu’il advenait des catalogues sur fiches des bibliothèques quand ceux-ci étaient numérisés. Conservait-on ces objets réputés désuets ? Les détruisait-on ? Il a mené une enquête dont il a rapporté un fabuleux, et assez effrayant, texte, «Discards», d’abord paru dans le magazine The New Yorker en 1994 et repris dans le recueil The Size of Thoughts en 1996 (Random House). Ce texte s’ouvre sur la scène suivante. Un après-midi d’octobre 1985, à la bibliothèque des sciences de la santé de l’université du Maryland, des bibliothécaires, des administrateurs, des journalistes, des étudiants et des curieux étaient rassemblés pour assister à un lâcher de ballons. À chacun de ces ballons, bleus ou rouges, on avait accroché une fiche de bibliothèque, sur laquelle on pouvait lire «genuine artifact from the card catalog of the health sciences library, university of maryland at baltimore» (Artéfact authentique du fichier de la bibliothèque des sciences de la santé de l’université du Maryland à Baltimore). En ce jour de célébration, car c’en était un, les responsables de la bibliothèque annonçaient au monde qu’ils entraient dans l’ère numérique, sans regarder vers le passé. Les ballons n’avaient pas de destinataire spécifique, mais ils n’en étaient pas moins des messages. On en retrouva de l’autre côté de la baie de Chesapeake et jusqu’au Connectictut. Il se trouva même quelqu’un pour retourner un ballon à la bibliothèque; voilà une forme de réponse que n’avaient probablement pas prévue les bibliothécaires du Maryland, tout heureux qu’ils étaient de se débarrasser de ces réminiscences d’un autre âge.

Après les ballons, il y eut les fusées. Certaines sont habitées; on ne peut donc les considérer comme des bouteilles à la mer, sauf à souhaiter le pire des sorts à leurs occupants. D’autres ne le sont pas, et ceux qui les ont propulsées se sont dit qu’il fallait prévoir quelque chose au cas où d’hypothétiques habitants d’autres galaxies les découvriraient. C’est à cette fin que Carl Sagan et Frank Drake avaient conçu une plaque pour la capsule Pioneer 10, devenue célèbre depuis, devant servir à expliquer, sans mots, ce que sont les hommes et les femmes, ces créatures venues du système solaire, le tout représenté à côté de l’illustration d’une molécule d’hydrogène (http://www.nasa.gov/centers/ames/images/content/72419main_plaquem.jpg). Les messages du Maryland n’avaient pas de destinataire précis; ceux de la NASA n’avaient pas de destinataire humain.

À l’ère du numérique à tout crin et de l’envahissement téléphonique, on aurait pu croire ces pratiques menacées. Paradoxalement, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, la bouteille à la mer paraît faire un retour, portée par on ne sait quelle vague. Les journaux, toujours à la recherche de l’élément humain, se saisissent avec délectation des histoires étonnantes de textes qui ont trouvé miraculeusement leur destinataire. Ci-dessous, deux exemples, tirés de quotidiens montréalais, parmi de nombreux autres.

Les enfants de Pierre Demarle, Philippe et Laurence, sont en vacances à l’Île-du-Prince-Édouard, sur la côte Est du Canada. Sur les conseils de leur père, ils jettent deux messages à la mer, l’un en français, l’autre en anglais. Le père n’y croit pas trop, lui qui a envoyé des dizaines de bouteilles à la mer durant son enfance sur les bords de la Manche, voire lancé des ballons à l’hélium dans le ciel, sans jamais recevoir de réponse. Surprise, émotion, ravissement : alors que les enfants ont oublié cette lointaine activité de vacances, une réponse leur arrive — trois ans plus tard. La lettre en français a trouvé un lecteur, et un interlocuteur, à Haïti : «je m’empresse à tenir ma plume en vue de vous faire parvenir le reçu de cette découverte. Je crois et j’espère que vous serez content de l’avoir reçu», écrit Achille René Clovis, «alias Frè son Achille». À la leçon morale implicite — on ne sait jamais… — s’ajoute une leçon scolaire : «Pierre et Philippe ne se lassent plus de regarder le globe terrestre», histoire de rêver aux circuits marins qu’a dû emprunter leur bouteille (de vin).

Les adolescents Steve Théberge et Vincent-Thomas Lavallée ont préféré le plastique au verre. De Montmagny, où ils habitent, aux côtes de l’île de Terre-Neuve, puis à l’Irlande et à l’Écosse, leur bouteille aurait parcouru plus de 5000 kilomètres. La singularité de leur envoi est qu’il s’agit d’un projet scolaire : Stéphane Roy, leur enseignant, voulait combiner deux matières au programme, l’anglais et la géographie, et c’est de là que lui est venue l’idée de demander à ses élèves de mettre 32 bouteilles à la mer. Mission accomplie : on peut supposer que la réponse du jeune Irlandais Thomas Lenihan à Théberge et Lavallée était rédigée en anglais.

Valérie Zenatti aurait pu se contenter de constater l’existence du paradoxe : envoyer une bouteille à la mer alors qu’Internet est à portée de main. Au contraire, elle a décidé de fondre les deux types de communication dans un roman pour adolescents paru en 2005, Une bouteille dans la mer de Gaza (L’école des loisirs). Un attentat-suicide palestinien frappe un jour un café de Jérusalem que fréquente Tal Levine, une Israélienne de dix-sept ans. La jeune ingénue décide de lier contact avec quelqu’un en Palestine, peu importe qui, histoire de contribuer au rapprochement entre les peuples. Son frère étant mobilisé dans la bande de Gaza, elle lui confie une bouteille contenant un appel :

J’ai plein de peurs et plein d’espoir en t’écrivant. Je n’ai jamais écrit de lettre à quelqu’un que je connaissais pas. Ça fait bizarre. Je ne suis pas sûre de parvenir à te dire ce que j’en envie de te dire.
[…]
Mais si cette lettre a la chance de te trouver, si tu as la patience de me lire jusqu’au bout, si tu penses comme moi que nous devons apprendre à nous connaître, pour mille bonnes raisons, à commencer par nos vies que nous voulons construire dans la paix parce que nous sommes jeunes, alors réponds-moi.

Pour l’occasion, elle s’invente un surnom, bakbouk («bouteille»), et s’ouvre un compte de courriel : bakbouk@hotmail.com. C’est là qu’elle lira quelques jours plus tard un premier courriel de «L’homme de Gaza» : Gazaman@free.com. (On appréciera l’ironie de cette fausse liberté : free.com.) S’ensuit un échange par courriel, puis par messagerie instantanée (le chat). C’est Naïm («Gazaman») qui mettra fin temporairement à l’échange au moment de partir étudier au Canada. Temporairement ? Il fixe rendez-vous à Tal pour le 13 septembre 2007, à midi, à Rome. Comment le reconnaîtra-t-elle ? Il aura une bouteille
à la main, celle qui contenait le message initial de Tal. Il espère «répéter le miracle de la bouteille».

On peut, bien sûr, confier des lettres aux courants marins ou aériens. On peut aussi envoyer des objets, puis essayer de suivre leur trace et de se créer un réseau de correspondants.

Vous prenez tous vos billets de banque canadiens à l’effigie de sir Wilfrid Laurier, premier ministre du pays de 1896 à 1911. Vous y écrivezwww.whereswilly.com. Vous notez le numéro de série de chacun de ces billets. Vous remettez vos billets en circulation. Vous allez sur le site qui correspond à cette adresse : le «willy» du nom renvoie au prénom de Laurier, Wilfrid. Et vous priez pour que quelqu’un ait eu un de vos billets en sa possession, qu’il ait vu le message que vous y avez inscrit, qu’il se soit branché sur le site et qu’il y ait entré le numéro de série du billet. Ainsi, vous saurez ce qu’il est advenu de vos billets, la distance qu’ils ont parcourue, la vitesse moyenne à laquelle ils ont voyagé, les fins auxquelles ils ont servi. Vous pourrez même entrer en correspondance avec les internautes qui partagent comme vous la passion dubill tracking (le pistage de billet). Ne craignez rien : la pratique est encouragée par la Banque du Canada. On n’arrête pas le progrès bis. (Vous êtes américain ? www.wheresgeorge.com est pour vous. Ce «george»-là est Washington, pas Bush fils.)

Vous avez l’âme moins cybermercantile ? Pourquoi ne pas faire circuler des livres au lieu des billets de banque ? Les organisateurs de l’événement «Montréal, capitale mondiale du livre 2005», en collaboration avec l’Association des libraires du Québec, vous y invitent. Ils ont mis sur pied, pour vous, une «implantation» montréalaise du réseau «Passe-Livre». «Connaissez-vous le Passe-Livre ? Ce jeu consiste à lire un livre et à le “libérer” dans des lieux publics. Grâce à un système d’identification, il est possible de suivre le livre “libéré” et d’entrer en relation avec d’autres lecteurs par l’entremise d’Internet», explique le site Web de l’activité (mcml.canoe.com/fr). Vous y apprendrez aussi que ce genre d’échanges est apparu aux États-Unis, mais qu’il existe maintenant un peu partout dans le monde. «Passe-Livre©. Le cercle invisible des lecteurs. Il cerchio invisibile dei lettori», par exemple, a pignon sur toile à www.passe-livre.com. Vous y trouverez notamment une jolie affiche qui vous permettra de révéler publiquement que vous êtes un passeur. On n’arrête pas le progrès ter. (Vous êtes américain ?www.bookcrossing.com vous attend.)

Qu’il s’agisse de billets de banque ou de livres «libérés», le principe est le même : la chaîne, d’inconnu en inconnu. Cette chaîne peut devenir épistolaire.
Dans un registre plus sombre, Éric Naulleau, dans Petit déjeuner chez Tyrannie (La fosse aux ours, 2003), rapporte une «légende tenace» : «les bagnards du goulag stalinien se tranchaient les doigts, ou même les mains, pour les placer entre des pièces de bois destinées à l’exportation — manières de bouteilles à la mer en direction de l’opinion publique occidentale». Les chaînes qu’on aurait voulu rompre ne sont pas épistolaires, même s’il y avait bien là, à l’œuvre, une volonté de communiquer l’incommunicable.

Et si la bouteille à la mer, au-delà des anecdotes qui la mettent en scène, révélait quelque chose de la communication humaine ? On devrait, en effet, lui reconnaître une forte dimension métaphorique. Dans son Journal d’un poète, Alfred de Vigny le dit explicitement, s’agissant de création littéraire : «Un livre est une bouteille jetée en pleine mer, sur laquelle il faut coller cette étiquette : attrape qui peut.» Julien Green, au premier tome de son Journal, ne dit pas autre chose : «Ce journal est vraiment la bouteille à la mer. Sa nature le rend presque impubliable de mon vivant.» Pour l’épistologue, la bouteille à la mer est peut-être la plus belle des métaphores épistolaires. Celui qui écrit espère avoir un lecteur, mais il n’en est pas sûr. Il n’est même pas sûr que sa lettre arrivera à bon port. Si elle y arrive, rien ne dit que son destinataire comprendra la langue dans laquelle elle est écrite, ni même que ce destinataire saura lire, ou qu’il voudra lire. S’il lit le message abandonné aux eaux ou au vent, peut-être ce destinataire ne répondra-t-il pas. Pourtant, l’épistolier écrit. Naufragé, il rêve d’être retrouvé. Parfois, il l’est, et de façon inattendue. Il ne l’est pas toujours.

Benoît Melançon