L’épistolière et le poète

 

L’épistolière et le poète.

Note sur une drôle de correspondance entre Christine de Pizan et Eustache Deschamps

Bernard Ribémont

Le dix février 1403 (anc. style), Christine de Pizan adresse une lettre à Eustache Deschamps, alors poète reconnu. Ce dernier lui répond, mais sous la forme d’une ballade. Alors que Christine revendique la forme épistolaire et en adopte la rhétorique en vigueur dans le dictamen, Deschamps quant à lui conserve la forme poétique qui lui est la plus usuelle. On a donc affaire à un échange déséquilibré, que marque la tradition différente de chacune des pièces. D’un côté la femme « suit l’école », de l’autre l’homme s’affirme exclusivement poète.

Comme l’a relevé N. Margolis, la lettre de Christine est structurée en cinq parties, conformément à des usages prônés par les artes dictaminis1. La première partie compose la salutatio, dans laquelle Christine présente son correspondant, Eustache Morel, dont elle précise la fonction – bailli de Senlis – et le statut de poète : il est « orateur de maint vers notable » (v. 4)2. La transition vers la deuxième partie, réservée à la captatio benevolentie, se fait par un exposé de motivation. Christine fait état de son désir d’écrire à un maître, devant qui elle se présente en disciple :

Ta grant valeur en moy a mis

Le vouloir, chier maistre et amis,

De cestuy mien epistre en vers

T’envoyer, non obstant qu’envers

Ton fait riens ne fait, bien le say je,

Mais comme nous lisons : le saige

Enseigne aux disciples a prendre

Amistié au saiges, se apprendre

Desirent… (vv. 5-12)

 

L’on retrouve ici une démarche très fréquente chez Christine. Elle se donne comme de peu de sens, tout en glissant derrière ces affirmations sa revendication d’autorité. Si Deschamps est un « maître », elle s’adresse aussi à lui comme un « ami », à la seconde personne, et donc surtout comme à un confrère. Ce que souligne la déclaration de Christine qui, d’entrée de jeu, indique qu’elle écrit une « epistre en vers ». Dans une correspondance, cette dénomination générique est inutile. Elle a ici une fonction, qui est celle de l’identification, selon deux critères. Le premier est poétique : Christine choisit le vers, car elle s’adresse à un poète et elle-même est poète. Le second est didactique. Christine identifie l’épître, car elle se pliera à une rhétorique établie, qui la renvoie au savoir. D’ailleurs, un peu plus loin, elle fera explicitement référence au « stille clergial » qu’elle revendique – sous couvert d’humilité –, et qui la place en regard du monde de ceux « qui en science leurs temps usent » (v. 22).

Par ailleurs, l’annonce de l’épître trahit des préoccupations analogues, permanentes chez Christine, de s’imposer sur un marché des Lettres. Celui qu’elle appelle « ami » d’abord puis, à la fin, « frere », est un poète reconnu, et ce qui est essentiel, sous couvert d’apprendre – formulation de pure forme – est de savoir utiliser cette réputation. N’est-ce pas d’ailleurs sagesse que de faire ainsi ? : « le saige/Enseigne aux disciples a prendre/Amistié aux saiges, se apprendre/Desirent ». Certes, il s’agit d’un précepte antique, mis au service, dans l’explicite, de la laudatio. Mais, à y regarder de plus près, il révèle implicitement le désir de Christine de composer une lettre fort éloignée de toute neutralité : l’épître a son utilité, comme l’avaient celles de la querelle sur le Roman de la Rose, adressées à des hommes particulièrement en vue. Christine, femme, doit faire parler d’elle.

Il faut attendre le vers 29 pour voir apparaître le « femenin scens » et le développement explicite d’un topos d’humilité où, une fois encore, Christine affiche son « petit scens » (v. 34). L’introduction de la lettre ne permet à aucun moment de déterminer le sexe de son auteur. On est loin du « je Christine » coutumier de la femme-écrivain. Cette attente me paraît aller encore une fois dans le sens de ce désir qu’a Christine de se montrer dans un jeu de correspondance – c’est le cas de le dire – avec Deschamps, correspondance d’égal à égal. Cela rappelle un peu la métamorphose en homme de la Mutacion. Faire la salutatio et l’exorde de cette façon place effectivement Christine dans la position de l’« ami ». Cette position établie, elle peut alors affirmer sa féminité, en utilisant, une nouvelle fois, le procédé du jeu de cache-cache. Elle est femme de peu de sens, et elle indique aussitôt qu’elle est poétesse. Mieux, si Deschamps le veut, il peut sans contrainte lire sa poésie :

 

Et se de veoir apetis,

Combien qu’en moy scens a petis,

De mes dittiez, saiches de voir,

Commander puez par droit devoir,

Sans enquerir ou ne comment,

Car tout est en ton comment. (vv. 33-8)

 

Vient ensuite la troisième partie de la lettre où Christine expose son mécontentement à celui qu’elle finit par traiter, non seulement d’égal à égal, mais avec une légère nuance de supériorité : puisque Deschamps a suffisamment de sens – au jugement de Christine –, elle peut lui exposer sa matière : « Et, pour ce que je suis certaine/De ton scens, t’envoye certaine/Desplaisance que j’ay complainte » (vv. 39-41). La narratio est alors complainte sur les malheurs du temps, alliant le topos du ubi sunt et le contemptus mundi.

Le choix de cette thématique n’est sans doute pas neutre non plus. En premier lieu, Christine ne joue-t-elle pas encore sur un effet de miroir, en choisissant cette critique du monde dont Deschamps a fait le sujet de tant de ses balades ? La femme-poète ressent les choses à l’identique et elle s’affirme une nouvelle fois dans l’appartenance à une communauté, comme le souligne l’emploie significatif du « nous », qui trace une ligne de continuité entre elle et Deschamps et, plus loin, avec Boèce :

 

O te souvient il, mon chier sire,

Com trop plus le miel que la cire

Phillosophie nous apreuve,

Sy com Bouesce trait a preuve

En son bel et notable livre

Qui consolacion nous livre (vv.69-74)

 

La référence à Boèce, très classique en la matière, est suivie d’un exemple : celui du roi Eramidès, confondu dans son orgueil par le sage Philometor3. Il y a de quoi s’étonner d’un tel exemple, qui ne figure pas parmi les plus usités pour illustrer la sagesse. Et qui entre en contraste avec le renvoi précédent à la Consolation de Philosophie, thème particulièrement bien connu. Le choix de Christine s’éclaire si l’on remarque qu’il s’agit ici d’intertextualité autoréférentielle : l’exemple en effet est tiré de sa propre Mutacionde Fortune, écrite peu de temps auparavant4. On pourrait alors voir, après N. Margolis, l’Epistre comme une forme condensée de la Mutacion. On y retrouve effectivement la même thématique, jusqu’à certaines références autobiographiques (v. 175sq.). Christine, à la fin de la lettre, oriente elle-même cette lecture, en indiquant qu’elle raconta « ailleurs » ses malheurs dus à Fortune (v. 196). Mais on peut parallèlement considérer que la lettre fonctionne aussi de manière « publicitaire », en proposant un « résumé » de la Mutacion et en indiquant qu’il est possible de lire le texte en son intégralité. Tel serait alors le sens de l’invite à Deschamps, dans la première partie, de commander les « dittiez » de Christine. Celle-ci propose à Deschamps une rencontre littéraire, et donc aussi une reconnaissance, sur un terrain qui leur est commun : la dénonciation des mauvaises mœurs.

Un tel terrain est effectivement particulièrement fertile dans ce contexte où Christine appelle à la reconnaissance de son interlocuteur poète. Deschamps, comme Christine, est moraliste. Mais, de plus, le choix du contemptus mundi renvoie à Christine elle-même, car elle a personnellement participé aux malheurs de Fortune et elle fut victime des cruautés du temps. Il me paraît significatif que ce soit à la fin de la lettre que Christine ramène le texte à elle, non sans habileté. Après l’exposé de la décadence, elle disserte en effet sur les victimes, les « povres orphelins » et les « lasses vefves », qui apparaissent comme meurtris par une justice qui ne fonctionne plus :

Ha ! Justice la très eleue

Com notablement tu es leue

Et enseignee es traittiez

Ou l’en apprent justes traittiez !

Voiz tu la faveur des droiz

Soit estendue ades es droiz

Povres orphelins et aux lasses

Vefves de plourer non ja lasses.

Et que t’en semble ? est il ainsi ?

Je croy que non certes… (vv. 165-74)

On reconnaît ici des éléments autobiographiques récurrents chez la poétesse, en particulier dans la Mutacion, ouvrage qui trame effectivement la lettre à Deschamps. Celle-ci se termine par le rappel de la topique de la « seulette », anaphore qui rythme une ballade que sans doute son correspondant connaît bien.

C’est en effet cet attribut, qui fonctionne comme un véritable identificateur, que Deschamps reprend, puisqu’il est au centre du refrain de la ballade-réponse : «
seule en tes faiz ou royaume de France »5. Cependant, cette caractérisation de Christine a quelque chose d’ambigu, dans la mesure où la question de la solitude est déplacée. Chez Christine, cette solitude est un motif littéraire, particulièrement riche de créativité, sur lequel elle s’appuie pour, entre autres, affirmer son autorité. Mais chez Deschamps, il s’agit plus de considérer l’isolement de Christine, en termes sociaux et culturels. En effet, toute la ballade, comme le refrain l’expose, repose sur un système d’exclusion. Christine est tout d’abord une des neuf muses « nompareille ». Puis le poète affirme qu’elle tient sa science de Dieu et « non d’autruy ». C’est flatteur, mais cela souligne en même temps que Christine n’a pas étudié, qu’elle n’a pas eu de maître. Ce que Deschamps renforce à la deuxième strophe en rappelant, reprenant Christine elle-même – et encore une fois la Mutacion –, qu’elle doit beaucoup à son père. Cette seconde strophe me paraît essentielle, car elle est le pivot de la ballade et elle inscrit l’hommage à Christine dans un univers masculin : la gloire s’appuie sur Thomas le « bon maistre », qui « fut docteur d’astronomie », et sur le roi Charles V. Quant à Christine, elle fut celle qui suivit son père : « et tu l’ensuis es .vii. ars de clergie » (v. 19). La strophe suivante place Christine entre les « femmes digne » ; mais le « et les hommes », sans qualificatif, placé en début du vers suivant et faisant enjambement peut être interprété de façon elle aussi ambiguë. Christine est parmi les femmes qui sont jugées dignes (par un homme ?) et elle peut être aussi rangée, exceptionnellement, parmi les hommes, qui, eux, n’ont pas besoin d’attributs. Ici encore, Christine est dans un système isolant. Les derniers vers de cette strophe sont un peu énigmatiques : « Mais plus a plain sçaras de ma partie,/Qui en tous cas te faiz obeissance,/Le remede de ta grief maladie ». Deschamps redevient le maître, en quelque sorte. Quant à la dernière allusion à Boèce, que Deschamps reprend, rebondissant, à la lettre de Christine elle-même, elle est complètement détachée de son contexte habituel et de celui auquel Christine fait référence : il n’est pas du tout question de consolation par la philosophie, mais simplement, une fois encore, de souligner la solitude de Christine, mise en regard de celle du consul de Théodoric en sa geôle.

L’envoi de Deschamps fait écho au « frere » de Christine ; le poète en effet qualifie à son tour cette dernière de sœur. Il prétend être son serf et affiche le désir d’être en sa compagnie, « pour bien avoir d’estude congnoissance » (v. 33). Mais ce désir achoppe sur le constat de la solitude de Christine, qui domine l’intégralité de la ballade et fait de cette dernière un jeu subtil et ambigu.

Deschamps, finalement, joue avec le registre de Christine elle-même et leur « correspondance » peut être vue sur le mode du chassé-croisé. D’un côté, Christine revendique une reconnaissance et appuie sa lettre, dans la forme, les allusions et le contenu, sur un système associatif l’unissant à Deschamps. Ce dernier répond en apparence sur le même terrain, et semble effectivement reconnaître en Christine une sœur en écriture. Mais, en même temps, il garde sa réserve, celle de l’homme et du poète installé. Il renvoie à Christine sa propre image ; et l’on peut très raisonnablement penser que Deschamps a effectivement lu la Mutacion de Fortune. Il sent bien que l’épître de Christine y renvoie, de façon plus ou moins explicite, et il va dans le sens de sa correspondante, en amplifiant le jeu : tel est le sens des précisions qu’il apporte sur Thomas. La position qu’il manifeste est finalement celle d’un homme qui n’est pas dupe de l’objet fondamental de la lettre de Christine. Il surenchérit, afin de montrer qu’il connaît bien l’œuvre de la poétesse, mais il reste cependant en retrait, s’appuyant sur la solitude que, de motif littéraire chez Christine, il transforme en signe identificateur d’une femme, certes remarquable, mais qui, somme toute, ne saurait véritablement atteindre aux possibilités d’un homme.

Cet échange est donc révélateur de la démarche de Christine, de la difficulté qu’elle a de s’imposer dans un milieu qui reste, envers et contre tout, sur ses positions de supériorité masculine, et de la réception qu’elle peut espérer. Eustache Deschamps joue avec une finesse particulière dans sa réponse. Ce qui, en retour, montre que Christine a réussi une partie de sa gageure. Ne pas répondre par une épître, mais par une ballade, qui toutefois reprend, partiellement, la rhétorique de la lettre, participe de ce jeu. Deschamps demeure toujours un poète : il fait une ballade, qui peut passer pour un hommage, et en même temps qui laisse Christine à une certaine distance. Deschamps ne saurait le faire à la brutale façon d’un Pierre ou d’un Gontier Col. Il le fait dans ce qui peut apparaître comme un jeu de concurrence, qu’il est sûr de gagner. Mais, a contrario, un tel jeu prouve bien que Christine a pu acquérir un véritable statut. Drôle de correspondance somme toute, dans laquelle chacun se livre et se cache tour à tour, jeu ambigu tournant autour d’une préoccupation essentielle du poète de ce début de XVe siècle : affirmer son autorité sur un marché où se cristallisent des systèmes de concurrence.

1 N. Margolis, « ‘The Cry of the Chameleon’ : Evolving Voices in the Epistles of Christine de Pizan », Diputatio, I, 1996, p. 48sq.

2Une epistre a Eustace Mourel, Œuvres, éd. M. Roy, Paris, Didot, II, 1891, p. 295.

3 Philometor serait l’inventeur mythique du jeu d’échec et la source de Christine est ici le Jeu des échecs amoureux. Ce personnage a été popularisé par Jacques de Cessoles, qui narre dans son Liber de moribus, composé entre 1259 et 1273, le conflit du philosophe avec le roi de Babylone Evilmérodach. Au XIVe siècle, le livre sera traduit par Jean de Vignay et moralisé par Guillaume de Saint-André. Mais Christine ne parle pas du jeu d’échec.

4 Éd. S. Solente, vv. 5528-36.

5 Cette ballade figure dans le t. 6 des œuvres complètes de Deschamp (n° MCCXLII), dans l’édition du marquis de Queux Saint-Hilaire, SATF, Paris, 1889.